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tous deux de peindre de vastes panneaux, le premier, pour l’Hôtel de Ville de Paris, le second, pour celui de Nancy, ils ont, avec le même bon sens, compris qu’ils n’avaient point à forcer leur talent, ni à sortir de leur monde. Il n’y a point de raison pour qu’une scène contemporaine, habilement présentée sur une muraille verticale, ne s’y associe à l’entourage architectural aussi bien qu’une scène historique ou allégorique ; il y en a beaucoup pour qu’un peintre réaliste, habitué à suivre la nature pas à pas, se donne inutilement bien du mal, pour échouer misérablement, s’il veut faire, sans préparation, œuvre d’invention et de fantaisie. M. Friant, en peignant les Jours heureux, s’est efforcé seulement de généraliser les types et les sentimens qu’il rencontrait autour de lui ; pour la composition comme pour le dessin, il y semble avoir réussi. Dans le premier compartiment, c’est le printemps, le ciel frais, la floraison vive et confuse des coquelicots, des boutons d’or, des bleuets dans les prairies verdoyantes ; c’est aussi la fête de la jeunesse, des filles du village qui s’en vont, à travers champs, babillardes, respirant la joie, accompagnées par les petits frères et les petites sœurs. Elle sont trois ici, et l’une d’elles s’arrête, un genou en terre, pour piquer une fleur dans les cheveux d’une enfant qui rit ; un gamin à côté, un tout petit, s’escrime à arracher de grosses plantes qui lui résistent. Dans le second compartiment, c’est la saison mûre ; sur une pente herbue, deux fiancés, serrés l’un contre l’autre, regardent, en face d’eux, une mère endormant son enfant sur ses genoux ; entre les deux groupes passe, debout comme une pensée mélancolique, droite et réfléchie, l’aïeule, ridée et desséchée par la vie, tenant à la main une branche fanée. Les couples heureux ne la regardent pas, mais elle regarde, elle, le nourrisson qui repose. L’arrangement est simple, expressif, d’un sentiment délicat, sans visées d’idéal ; tous les types sont des types réels, français, locaux même, et pris dans la région ; le dessin est poussé à fond avec une précision minutieuse, trop minutieuse, et c’est là le défaut. Ce travail patient du pinceau est resté pénible, sec, froid, et, malgré tant de qualités, ces deux panneaux, d’un aspect jaunâtre et terne, ne donnent qu’à moitié l’impression qu’ils pouvaient produire avec plus de liberté dans la touche et de chaleur dans l’éclairage.

La lourde tâche qu’il avait à conduire a moins surpris M. Lhermitte. Accoutumé déjà à manier les grandes figures, mais dans des espaces restreints, il n’a pas voulu compliquer sa tâche le jour où il s’est trouvé devant une surface plus étendue. Il n’a donc point tenté de chanter sur le mode épique, le Ventre de Paris, et, devant représenter les Halles à l’heure où les comestibles de toute espèce et de toutes couleurs s’entassent sur les étaux et sur