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— Non, non ! tu ne verras rien. Je ne veux pas.

Elle refusait, un peu par jeu, un peu aussi parce que, les ayant toujours conservées précieusement comme un trésor occulte, avec orgueil et avec crainte, il lui répugnait de les montrer même à celui qui les avait écrites.

— Laisse-moi voir, je t’en prie ! Je suis si curieux de relire mes lettres d’il y a deux ans ! Qu’est-ce que je t’écrivais ?

— Des paroles de flamme.

— Je t’en prie, laisse-moi voir !

Elle finit par consentir en riant, vaincue par les caresses persuasives de son ami.

— Attendons du moins qu’on apporte le thé ; ensuite nous les relirons ensemble. Te plaît-il que j’allume le feu ?

— Non, la journée est presque chaude.

C’était une journée blanche, avec des réverbérations argentines diffuses dans une atmosphère inerte. La blancheur du jour s’adoucissait encore en filtrant à travers la gaze des rideaux. Les violettes fraîches, cueillies à la villa Cesarini, avaient déjà embaumé toute la chambre.

— Voici Pancrace, dit Hippolyte en entendant frapper à la porte.

Le bon serviteur Pancrace apportait son thé inépuisable et son inextinguible sourire. Il posa la théière sur la table, promit une primeur pour le dîner, sortit d’un pas allègre et sautillant. Tout chauve qu’il était, il conservait encore un air de jeunesse ; cet homme extraordinairement serviable avait, comme certaines divinités japonaises, des yeux rieurs, longs, étroits et un peu obliques.

George dit :

— Pancrace est plus amusant que son thé.

En effet le thé n’avait pas d’arôme ; mais les accessoires lui prêtaient comme une saveur étrange. Le sucrier et les tasses avaient une forme et une capacité qu’on n’avait jamais vues ; la théière était historiée d’une pastorale amoureuse ; au milieu de l’assiette qui contenait de minces tranches de citron, on lisait en caractères noirs une énigme rimée.

Hippolyte versa le thé, et les tasses fumèrent comme des encensoirs. Puis elle dénoua le paquet. Les lettres apparurent, bien classées, mises en petites liasses.

— Que de lettres ! s’écria George.

— Pas tant que cela ! Deux cent quatre-vingt-quatorze seulement. Et deux années, mon chéri, se composent de sept cent trente jours.

Ils sourirent tous deux, s’assirent près d’une table côte à côte,