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brouillard intérieur se dissipait, qu’un enchantement se rompait. Le feu s’éteignit dans le foyer de la chambre imaginaire ; le lit sembla glacé, le silence de l’hôtel désert devint lourd. Hippolyte appuya la tête au dossier et regarda le vaste paysage monotone qui s’éloignait dans l’ombre.

À côté d’elle, George était retombé sous l’empire de ses pensées perfides. Une horrible vision le torturait, à laquelle il ne lui était pas possible de se soustraire, parce qu’il la voyait avec les yeux de l’âme, ces yeux sans paupière qu’aucune volonté ne peut clore.

— À quoi penses-tu ? demanda Hippolyte inquiète.

— À toi ?

Il pensait à elle, à son voyage de noces, aux façons d’agir des nouveaux mariés. « Sans aucun doute, elle s’est trouvée seule, jadis, avec son mari comme elle l’est maintenant avec moi. Et c’est peut-être ce souvenir qui maintenant la rend si triste ! » Il pensa aussi aux rapides aventures entre deux stations, aux troubles soudains que cause un regard, aux surprises de la sensualité pendant la longueur étouffante des après-midi caniculaires. « Quelle horreur ! quelle horreur ! » Il eut un sursaut, ce sursaut particulier qu’Hippolyte savait trop bien être le sûr symptôme du mal dont son amant était affligé. Elle lui prit la main et lui demanda :

— Tu souffres ?

De la tête il fit signe que oui, en la regardant avec un douloureux sourire. Mais elle n’eut pas le courage de pousser plus loin ses questions, parce qu’elle craignait une réponse amère et déchirante. Elle préféra se taire ; mais elle lui mit sur le front un long baiser, son baiser habituel, dans l’espoir de desserrer ainsi le nœud des réflexions cruelles.

— Voici la Cecchina ! s’écria-t-elle avec soulagement au bruit du sifflet d’arrivée. Vite, vite, mon amour ! il faut descendre.

Pour l’égayer, elle affectait d’être gaie. Elle baissa la glace et tendit la tête.

— La soirée est froide, mais belle. Vite, mon amour ! C’est notre anniversaire. Il faut que nous soyons heureux.

Le son de cette voix tendre et forte chassa loin de lui les choses mauvaises. En sortant à l’air vif, il se sentit rasséréné.

Un ciel limpide comme le diamant se recourbait envoûte sur la campagne abreuvée d’eau. Dans l’atmosphère diaphane erraient encore des atomes de clarté crépusculaire. Les étoiles s’allumaient une à une, successivement, comme sur les branches d’invisibles lampadaires qui auraient oscillé.