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qu’il lui avait donnée, elle était grave mais suave : — gravis dum suavis.

— Raconte encore, murmura-t-elle.

Une lumière adoucie entrait par le balcon. De temps à autre, on entendait un faible bruissement sur les vitres ; et les gouttes de pluie avaient un clapotement étouffé.


IV

« Puisque nous avons déjà savouré en rêve l’essence du plaisir, puisque nous avons déjà goûté ce que nos sensations et nos sentimens auraient de plus rare et de plus délicat, je suis d’avis que nous renoncions à l’expérience du réel. N’allons pas à Orvieto. » Et il choisit un autre lieu : Albano-Laziale.

George ne connaissait ni Albano, ni Ariccia, ni le lac de Némi. Hippolyte, dans son enfance, était venue à Albano chez une tante, morte maintenant. Ce voyage aurait donc pour lui le charme de l’inconnu, et, pour elle, le mirage des lointains souvenirs. « Un nouveau spectacle de beauté ne semble-t-il pas renouveler et purifier l’amour ? Les souvenirs de l’âge virginal n’embaument-ils pas le cœur d’un parfum toujours frais et bienfaisant ? »

Ils décidèrent de partir le 2 avril, par le train de midi. Exacts au rendez-vous donné dans la gare, ils sentirent tous deux, en se retrouvant parmi la foule, une joie inquiète leur pénétrer l’âme.

— Ne va-t-on pas nous voir ? Dis, ne va-t-on pas nous voir ? demandait Hippolyte, moitié rieuse et moitié tremblante, parce qu’elle s’imaginait sentir tous les yeux fixés sur elle. Combien de temps encore avant le départ ? Mon Dieu ! comme j’ai peur !

Ils espéraient trouver dans le train un compartiment vide ; mais, à leur grand regret, ils durent se résigner à avoir trois compagnons de voyage. George salua un monsieur et une dame.

— Qui est-ce ? demanda Hippolyte en se penchant à l’oreille de son ami.

— Je te le dirai.

Elle examina le couple curieusement. Le monsieur était un vieillard à la longue barbe vénérable, au large crâne chauve et jaunâtre marqué sur le milieu d’une dépression profonde, d’une espèce d’ombilic énorme et difforme, pareil à l’empreinte que ferait un gros doigt pressé sur une matière molle. La dame, enveloppée d’un châle persan, laissait voir sous une sorte d’abat-jour un visage émacié et méditatif ; et, dans sa toilette, dans sa physionomie, on retrouvait quelque chose de la caricature anglaise d’une blue-stocking. Les yeux du vieillard, glauques, avaient