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il ne se sentait plus d’intelligence avec l’opinion publique. Il gémissait des changemens et des défaillances dont, chaque jour, il était témoin parmi les compagnons de ses anciennes luttes, et il se raidissait dans une fidélité obstinée au fier idéal qu’il s’était fait du prêtre et du citoyen dans la société moderne. « Je tiens par-dessus tout, écrivait-il, à l’intégrité du caractère ; plus je vois les hommes manquer et faillir ainsi à la religion qu’ils représentent, plus je veux, avec la grâce de celui qui tient les cœurs dans sa main, me tenir pur de tout ce qui peut affaiblir ou compromettre en moi l’honneur du chrétien. N’y eût-il qu’une âme attentive à la mienne, je lui devrais de ne pas la contrister; mais lorsque, par suite d’une providence divine, on est le lien de beaucoup d’âmes, le point qu’elles regardent pour s’affermir et se consoler, il n’y a rien qu’on ne doive faire pour leur épargner les amertumes et les défaillances du doute. » Un peu de tristesse l’envahissait cependant, lui qui avait tant aimé ce siècle, qui avait cru le comprendre et en être compris, de se sentir aujourd’hui tellement isolé, tellement à l’écart du nouveau mouvement qui l’emportait. « Je suis, disait-il, comme un vieux lion qui a voyagé dans les déserts et qui, assis sur ses quatre nobles pattes, regarde devant lui, d’un air un peu mélancolique, la mer et ses flots. » La mélancolie gagnait en effet le vieux lion, et il ne pouvait s’empêcher de terminer une de ses dernières lettres à Mme Swetchine par ces mots, les plus tristes que j’aie relevés sous sa plume : « Adieu, chère amie: la vie est triste et amère! Dieu seul y met un peu de joie. C’est lui qui va me donner celle de vous revoir et de vous dire encore combien je vous aime dans votre vieillesse si éprouvée, et combien je me rappelle chaque jour tout le bien que vous m’avez fait. »

Bien que de beaucoup plus âgée que Lacordaire, Mme Swetchine ne devait le précéder dans la tombe que de quatre ans. Une de ses dernières pensées fut pour lui. Déjà sur son lit de mort, elle se fit apporter par M. de Falloux un étui qui contenait la vie manuscrite de saint Dominique. « Faites-moi le plaisir, lui dit-elle, de me lire la lettre qui est à la première page. » Quand M. de Falloux fut arrivé à cette phrase : « Je souhaite qu’un jour quelqu’un de vos neveux sache qu’il eut pour aïeule une femme dont saint Jérôme eût été l’ami, comme de Paula et de Marcella, et à qui rien ne manqua qu’une plume assez illustre et assez sainte pour dire ce qu’elle était... » elle l’interrompit. « Cette phrase, dit-elle, est désagréable ; elle est ridicule, appliquée à moi. » Puis elle reprit : « Du reste, là où je serai, blâme ou éloge, ce me sera bien égal. » Elle remit alors à M. de Falloux