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Il tressaillit. Il reconnut le lieu où ils avaient fait halte pour regarder la tache sanglante laissée par le suicidé. Il dit :

— Tu as peur ?

— Un peu, répondit-elle, toujours attachée à son bras.

Il se dégagea de cette étreinte, s’approcha du parapet, se pencha en avant. Déjà l’ombre avait envahi le fond de la rue ; mais il crut distinguer la tache noirâtre sur les dalles, parce qu’il en avait encore l’image fraîche dans la mémoire. Les suggestions du crépuscule créèrent pour lui un vague fantôme de cadavre, une forme indécise de jeune homme blond, ensanglanté. « Qui était-il ? Pourquoi s’est-il tué ? » En ce fantôme, c’est lui-même qu’il vit mort. Des pensées très rapides, incohérentes, lui traversèrent le cerveau. Il revit, comme à la lueur d’un éclair, son pauvre oncle Démétrius, le frère cadet de son père, le consanguin suicidé : — un visage couvert d’un voile noir sur l’oreiller blanc ; une main longue, pâle et pourtant très virile ; un petit bénitier d’argent suspendu à la muraille par trois chaînettes et qui, de temps à autre, tintait au souffle du vent. « Si je me précipitais ? Sauter en avant, tomber très vite… Perd-on conscience à travers l’espace ? » Il imagina physiquement le heurt du corps contre la pierre et frissonna. Puis il ressentit par tous les membres une sorte de répulsion rude, angoissante, mêlée d’une étrange douceur. Ce qu’il avait maintenant dans l’esprit, c’étaient les délices de la nuit prochaine : — s’assoupir lentement dans la langueur ; se réveiller avec une surabondance de tendresse mystérieusement accumulée durant le sommeil. Images et pensées se succédaient en lui avec une rapidité extraordinaire.

Lorsqu’il se retourna, ses yeux rencontrèrent ceux d’Hippolyte, fixés sur lui, dilatés, démesurément ouverts ; et il crut y lire des choses qui accrurent son trouble. Il passa son bras sous celui de sa maîtresse, d’un geste affectueux qui lui était familier. Et elle serra bien fort ce bras contre son cœur. Tous deux éprouvaient un besoin subit de s’étreindre, de se fondre l’un dans l’autre, éperdument.

— On ferme ! on ferme !

Le cri des gardiens résonnait sous les bosquets, dans le silence.

— On ferme !

Après le cri, le silence paraissait plus lugubre ; et ces deux mots, vociférés à gorge déployée par des hommes qu’on ne voyait pas, causaient aux deux amans un heurt insupportable. Pour montrer qu’ils avaient entendu et qu’ils se disposaient à sortir, ils hâtèrent le pas. Mais, çà et là, dans les allées désertes, les voix s’obstinaient à répéter :