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Il pensa avec angoisse :

« Chacune de ces personnes lui prend quelque chose et, par conséquent, me prend aussi quelque chose. Jamais je ne saurai quelle influence ces gens ont exercée sur elle, quelles émotions et quelles pensées ils ont éveillées en elle. Hippolyte a une beauté pleine de séductions, ce genre de beauté qui tourmente les hommes et suscite en eux le désir. Certes, parmi cette foule odieuse, on l’a désirée souvent. Et le désir d’un homme transparaît dans son regard, et le regard est libre, et la femme est sans défense contre le regard de l’homme qui la désire ! Quelle peut être l’impression d’une femme qui se sent désirée ? Certainement, elle ne reste pas impassible. Il doit se produire en elle un trouble, un émoi quelconque, quand ce ne serait que de la répugnance et du dégoût. Et voilà que le premier homme venu a le pouvoir de troubler la femme qui m’aime ! En quoi consiste donc ma possession, à moi ? »

Il souffrait beaucoup, parce que des images physiques illustraient son raisonnement intérieur.

« J’aime Hippolyte ; je l’aime avec une passion que je jugerais indestructible, si je ne savais pas que tout amour humain doit finir. Je l’aime, et je n’imagine pas de voluptés plus profondes que celles qu’elle me donne. Plus d’une fois pourtant, à la vue d’une femme qui passait, j’ai été assailli d’un désir subit ; plus d’une fois deux yeux féminins, entrevus quelque part à la dérobée, m’ont laissé dans l’âme comme un vague sillage de mélancolie ; plus d’une fois j’ai rêvé à une femme rencontrée, à une femme aperçue dans un salon, à la maîtresse d’un ami. — Quelle peut être sa façon d’aimer ? En quoi consiste son secret voluptueux ? — Et, pendant quelque temps, cette femme m’a hanté l’esprit, non pas jusqu’à l’obsession, mais par intervalles et avec une longue persistance. Telle de ces images s’est même présentée soudain à mon esprit lorsque je tenais Hippolyte dans mes bras. Eh bien ! pourquoi, elle aussi, en voyant passer un homme, n’aurait-elle pas été surprise par le désir ? Si j’avais le don de lui regarder dans l’âme et si je voyais son âme traversée d’un tel désir, fût-il aussi fugitif que l’éclair, sans aucun doute je croirais ma maîtresse souillée d’une tache indélébile, et il me semblerait que je vais mourir de douleur. Cette preuve matérielle, je ne pourrai jamais l’avoir, parce que l’âme de ma maîtresse est invisible et impalpable ; ce qui ne l’empêche pas d’être bien plus que le corps exposée aux violations. Mais l’analogie m’éclaire : la possibilité est certaine. Peut-être qu’en ce moment même ma maîtresse observe dans sa propre conscience une tache récente et voit cette tache se dilater sous son regard. »