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son regard aigu. — Tu sens au fond de ton âme une inquiétude, une sorte d’impatience vague que tu ne parviens pas à réprimer. Quand nous sommes ensemble, tu sens que, du fond de ton âme, s’élève contre moi quelque chose qui ressemble à une répugnance instinctive et que tu ne parviens pas à réprimer. Et alors tu deviens taciturne ; et, pour m’adresser la parole, tu es obligée de faire un effort énorme ; et tu comprends de travers ce que je te dis ; et, sans le vouloir, tu mets de la dureté jusque dans une réponse insignifiante.

Elle ne fit pas même un geste pour l’interrompre. Blessé de ce mutisme, il continua ; et ce qui l’y engageait, c’était, non pas seulement l’âpre fureur de tourmenter sa compagne, mais encore un certain goût désintéressé pour les investigations, rendu plus vif et plus littéraire par la culture. En effet, il tâchait toujours de s’exprimer avec la sûreté et l’exactitude démonstrative que lui avaient apprises les ouvrages des analystes ; mais, dans les monologues, les formules par lesquelles il traduisait son examen intérieur exagéraient et altéraient l’état de conscience qui en était l’objet ; et, dans les dialogues, la préoccupation d’être perspicace obscurcissait souvent la sincérité de son émotion et l’induisait en erreur sur les secrets motifs qu’il prétendait découvrir chez les autres. Son cerveau, encombré d’un amas d’observations psychologiques, personnelles ou recueillies dans les livres, finissait par confondre et par embrouiller toutes choses, en lui-même et hors de lui.

Il continua :

— Écoute ; je ne te fais pas de reproche. Je sais bien que ce n’est pas ta faute. Chaque âme humaine ne porte en soi pour l’amour qu’une quantité déterminée de force sensitive. Il faut bien que cette quantité s’use avec le temps, comme toute autre chose ; et, lorsqu’elle est usée, nul effort n’a le pouvoir d’empêcher que l’amour finisse. Or, il y a longtemps déjà que tu m’aimes, presque deux ans ! C’est le 2 avril que tombe le second anniversaire de notre amour. Y as-tu pensé ?

Elle hocha la tête. Il répéta, comme pour lui-même :

— Deux ans !

Ils s’approchèrent d’un banc et s’assirent. Hippolyte, en s’asseyant, avait l’air de succomber sous une lassitude écrasante. Un lourd carrosse noir, un carrosse de prélat, passa dans l’allée en faisant crier le sable ; le son affaibli d’une trompe arriva de la voie Flaminienne ; puis le silence reprit possession des bosquets voisins. Des gouttes de pluie, rares, tombaient.

— Il sera funèbre, ce second anniversaire, reprit-il, sans