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Bonaparte commande le respect et le silence, » dit un observateur contemporain très bien informé, en résumant ses notes sur cette séance. C’est déjà tout l’esprit de l’an VIII, et des constitutions de l’Empire.

Bonaparte quitta Milan, le 16 novembre, et traversa Turin le 18. « Les avocats de Paris qu’on a mis au Directoire n’entendent rien au gouvernement, dit-il à Miot. Ce sont de petits esprits… Ils sont jaloux de moi, je le sais, et, malgré tout l’encens qu’ils me jettent au nez, je ne suis pas leur dupe… Ils se sont empressés de me nommer général de l’armée d’Angleterre pour me tirer de l’Italie où je suis le maître et plus souverain que général d’armée. Ils verront comment les choses iront quand je n’y serai plus… Ils mettront l’Italie en combustion et nous en feront chasser. Pour moi, mon cher Miot, je vous le déclare, je ne sais plus obéir. Mon parti est pris ; si je ne puis être le maître, je quitterai la France. » Les journaux lui rapportent les critiques faites à son traité ; il les subit avec impatience, et celle qui l’importune le plus, c’est d’avoir reçu la paix au lieu de l’imposer, de n’avoir ni poussé assez loin, ni frappé assez fort. Il s’est exposé, par calcul-, à ces critiques ; il ne s : y exposera plus.

Le traité de Campo-Formio par le caractère de la négociation qui l’a précédé, par la nature des transactions qui en forment le fond, se rattache aux traités de l’ancien régime : il est la suite directe des traités de partage de la Pologne ; il est l’application par la République, au profit de la France et en faveur de l’émancipation graduelle de l’Italie, du système des compensations tourné naguère contre la France et pratiqué constamment par les cours de l’Europe. Mais, en même temps, ce traité se rattache à la politique napoléonienne ; il noue le lien entre cette politique et celle de la Révolution ; il est gros de guerres qui doivent entraîner ou l’assujettissement de l’Europe ou le recul de la France vers ses anciennes limites. L’extermination de l’Angleterre demeure la condition à la fois nécessaire et inexécutable de la paix. En 1801, en 1803, en 1807, en 1809, il faudra encore dire à la France victorieuse des Autrichiens, des Prussiens et des Russes : « Avant de te livrer au repos, France, tourne tes regards vers l’Angleterre ! » Bonaparte, qui doit mener, à travers quinze ans de guerre, cette politique paradoxale, en discerne, dès 1797, les conséquences fatales et en prédit le dénouement. Il écrit, le 7 octobre, à Talleyrand ces mots révélateurs de sa destinée : « Ce que vous désireriez que je fisse, ce sont des miracles, et je n’en sais pas faire. »


ALBERT SOREL.