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douce autorité qu’elle apparaît dans leur correspondance, et je ne crois pas que lettres plus originales aient jamais été échangées entre une femme et un prêtre. Rien qui rappelle les correspondances spirituelles que l’on connaît, telles que celle de Bossuet avec la sœur Cornuau, ou celle de Fénelon avec Mme de La Maisonfort. Ce ne sont pas des lettres de piété et encore moins des lettres de direction, car le directeur était plutôt Mme Swetchine. On pourrait dire que ce sont des lettres ecclésiastiques, car toutes les questions qui ont préoccupé l’Eglise catholique pendant un quart de siècle y sont traitées avec une grande hauteur de vues, et en même temps des lettres de cœur, car l’expression des sentimens personnels y tient une grande place.

Mme Swetchine environnait en effet la vie de Lacordaire de cette sollicitude affectueuse qui lui était d’autant plus nécessaire que sa mère lui avait manqué de bonne heure. Peu s’en fallut même qu’à une certaine époque il n’allât s’établir auprès d’elle, dans sa maison du mont Aventin. Mais si leur intimité ne fut jamais poussée aussi loin, jamais non plus, à travers les vicissitudes de la vie, l’attachement de Mme Swetchine ne fit défaut à Lacordaire, pas plus au prêtre encore obscur qu’au prédicateur en renom, pas plus au solitaire attristé de Sorèze qu’au Dominicain belliqueux. Cet attachement invariable n’avait rien d’exalté ni de complaisant. Mme Swetchine juge celui qu’elle aime; elle l’avertit; elle le blâme parfois; mais rien ne parvient à la détacher de lui : « Mon bonheur, lui écrivait-elle un jour, eût été de vous approuver toujours, mais ma tendresse n’en a pas besoin, et peut-être les violentes secousses auxquelles vous la soumettez renouvellent-elles avec plus de force une première adoption. Comme Rachel, j’ai pu quelquefois vous nommer l’enfant de ma douleur, et vous savez que souffrir ne décourage pas les pauvres mères. »

C’est, en effet, avec une confiance toute filiale que Lacordaire s’ouvre à Mme Swetchine sur tout ce qui le concerne. Il n’a rien de caché pour elle, ni ses troubles, ni ses incertitudes, ni ses espérances, ni ses découragemens. Constamment il parle de lui-même avec une humilité touchante : «J’ai trente-quatre ans, lui écrit-il, et il est vrai de dire que mon éducation n’est achevée sous aucun rapport. » En même temps, il sent vivement ce qui, dans son humeur, est de nature à faire souffrir les autres, et il s’en accuse : « J’aime, j’en suis certain, et profondément; et néanmoins il est vrai qu’il y a en moi quelque chose que je ne puis pas nommer et qui cause de la peine à ceux que j’aime. Ce n’est pas de l’âpreté : je suis doux; ce n’est pas de la froideur : je suis passionné.