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les complimens d’usage, Cobenzl le pria de l’accompagner dans son cabinet et lui remit la lettre de l’empereur. Bonaparte la lut ; au lieu d’en paraître flatté, il releva avec un air de désagréable surprise la première phrase, où François II se plaignait que la France prétendît s’écarter des préliminaires de Leoben. « La République française, dit Bonaparte, n’a jamais demandé autre chose que d’exécuter les préliminaires ; mais vous leur donnez une interprétation qui ne peut être admise ; c’est vous qui, par vos lenteurs et vos difficultés éternelles, y avez toujours mis obstacle. » Cobenzl protesta : — Sa cour prenait les articles au sens littéral ; d’ailleurs son maître lui avait donné les pouvoirs les plus étendus pour traiter, en ce sens-là, et le plus tôt possible. « C’est, dit-il, la seule (base) que nous puissions admettre, à moins que l’on ne substitue aux articles devenus impossibles par des événemens auxquels nous n’avons aucune part, d’autres arrangemens qui pussent également nous convenir. » Cet à moins que contenait tout l’esprit des instructions de Cobenzl et donnait ouverture à toutes les insinuations. Bonaparte poussa droit au fait : — Pourquoi s’obstiner à parler d’un Congrès européen ? qu’ont à faire les alliés respectifs dans cette négociation ? Il s’était prêté à cette idée de congrès, à Leoben, par condescendance pour Gallo, mais, ajouta-t-il : « il aurait été contre toute raison d’appeler l’Europe à être témoin d’un acte aussi scandaleux que celui du dépouillement de la République de Venise. » Cette pointe sentait son Frédéric ; Cobenzl n’en voulut pas paraître déconcerté ; il avait, pour riposter, un arsenal de répliques à la Kaunitz : « Le démembrement de la République de Venise nous a été proposé par vous ; l’empereur ne se prête jamais à rien qui ne puisse être connu de toute l’Europe, et ce démembrement est moins scandaleux que le changement opéré dans le gouvernement de Venise, contre la teneur des préliminaires. » Changement était un euphémisme ; Bonaparte en goûta la délicatesse, et il y eut, entre Cobenzl et lui, sur ce propos, quelques passes de coquetterie. — Le « changement » n’est point notre ouvrage, mais celui du peuple qui partout a le droit de chasser les tyrans ; dit Bonaparte ; ce qui donna à Cobenzl l’occasion de répondre « qu’il avait trop haute opinion des talens de M. le général Bonaparte pour croire que, dans un pays qui fourmillait de ses troupes, il pût se passer quelque chose de contraire à ses intentions. » Bonaparte prit le compliment en bonne part. « Les préliminaires, poursuivit-il, n’ont rien stipulé sur le gouvernement de Venise ; » puis, se rappelant