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j’allais quitter l’Espagne. Je devais visiter encore Barcelone et cette belle abbaye de Montserrat, perchée dans la montagne, mais je sentais que ce ne seraient là que des arrêts sur le chemin du retour, et que ce voyage était fini, que j’avais entrepris et fait avec tant de joie.

Sur les avenues du Prado, je croisai un Espagnol, très répandu dans le monde de Madrid, qui marchait vite, enveloppé de son manteau. Il me reconnut, et me prit le bras. J’avais joui, à diverses reprises, de sa conversation brillante, de son esprit éloquent et informé sur toutes choses : mais combien plus je le goûtai ce soir-là ! Il refit avec moi mon voyage, il s’anima, il laissa transparaître ce fond de nature poétique et passionnée, don gratuit de la race, que voilait d’abord chez lui la convention mondaine.

— Votre chagrin me plaît, dit-il, car il y entre de l’amour.

— N’en doutez pas.

— Vous aimez l’Espagne, vous reviendrez à elle. Alors, vous étudierez ce que vous avez justement aperçu. Nos villes cachent nos villages. Et c’est là qu’on le rencontre encore, l’Espagnol vrai, l’Espagnol du peuple, ce chevalier rude et tendre, qui vit sur son passé d’honneur. C’est là qu’elles se sont réfugiées, la foi, la poésie, la grandeur pauvre de l’Espagne. Je vous mènerai vers elles. Je vous ferai entendre, chez des rustres sans lettres, des légendes qui valent un chant d’Homère ; je vous ferai voir ce laboureur, qui a une âme ancienne et des façons de roi. Connaissez-vous l’Oiseau noir ?

Je ne connaissais pas l’Oiseau noir, et il me récita ce conte exquis de Navarre… « Vous reviendrez ! » A mesure que mon ami parlait, ce mot s’embellissait, se fleurissait de tous mes souvenirs remués et rassemblés en gerbe, et comme en Sicile, comme à Malte, comme à Venise, comme si nous étions maître du jour qui ne s’est pas levé, moi, j’ai répondu : Oui !


RENE BAZIN.