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de Lacordaire, le nom de Mme Swetchine n’était guère connu. Je serais presque tenté de dire qu’il l’est un peu trop aujourd’hui. Je ne suis pas convaincu, en effet, que ceux qui avaient à cœur sa mémoire lui aient rendu le meilleur des services en la tirant de l’ombre amie où elle avait toujours vécu pour l’exposer au grand jour, sous les yeux d’un public indifférent. Je doute également qu’il fût nécessaire de consacrer à sa vie et à ses œuvres la matière de deux volumes in-octavo. Pour la faire connaître, il aurait suffi d’une de ces publications discrètes, destinées aux intimes, mais qui font peu à peu leur chemin dans le monde, révélant à ceux qui sont curieux de s’en enquérir des mérites cachés, sans vouloir les imposer de vive force à l’admiration générale. De même, un choix plus sévère parmi des productions auxquelles sa modestie n’attachait aucune importance aurait peut-être donné une plus juste idée de la finesse et de l’élévation de son esprit que cette affirmation un peu téméraire que « dans ses œuvres, des traits dignes de La Bruyère abondent à côtés d’élévations dignes de saint Augustin. » Ecrire au crayon, c’est comme parler à voix basse, a dit joliment Mme Swetchine elle-même. Or presque toutes ses œuvres étaient écrites au crayon, et en la faisant parler à voix haute, en substituant au crayon l’encre d’imprimerie, ses éditeurs ne semblent pas avoir compris le conseil indirect qu’elle leur donnait.

Il est rare que l’excès dans les publications et l’abus des superlatifs dans l’éloge n’amènent pas une certaine réaction. La réaction s’est produite en effet sous la forme d’un article ironique et malicieux de Sainte-Beuve, par lequel seul beaucoup de personnes connaissent aujourd’hui Mme Swetchine. Il ne serait pas juste cependant que les faciles malices de Sainte-Beuve fissent un tort sérieux à cette figure originale et fière. Née, à la fin du siècle dernier, en pleine corruption d’une cour russe, unie à un époux plus âgé qu’elle de vingt-cinq ans, élevée en dehors de toute pratique religieuse, mais attirée vers le christianisme par la pureté de sa nature, elle eut le courage, en dépit des railleries de Joseph de Maistre (qui cependant fut un peu son guide), de chercher par elle-même la vérité à travers une longue série de lectures et d’études théologiques d’où elle sortit catholique. Une prédilection naturelle l’attira vers notre pays, à une époque où il s’en fallait qu’une mutuelle sympathie rapprochât les deux nations; elle y passa quarante années de sa vie. Durant ces quarante années, elle vécut au centre d’une petite élite d’hommes de premier ordre qu’elle avait su rassembler autour d’elle, Cuvier, Montalembert, le Père de Ravignan, Alexis de Tocqueville,