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pimens. En nous voyant venir, l’homme s’avança au-devant de nous, à cheval, et nous dit qu’il avait aperçu, le matin, cinq outardes, dans une région désignée d’un geste fauchant, qui embrassait bien des hectares. J’entrai dans la cabane, composée de deux chambres, enfumée, avec des lits de misère en roseaux et en feuilles. Une vieille était assise près de la porte.

— Quel âge avez-vous ? lui demandai-je.

— Quatre douros et quatre réaux, monsieur !

C’est leur manière de compter, à ces demi-sauvages andalous. Quatre douros, à vingt réaux chacun, font quatre-vingts ; plus quatre réaux : la vieille a voulu dire qu’elle avait quatre-vingt-quatre ans. Elle nous souhaite bonne chance, et nous nous déployons en tirailleurs, dans le marais, précédés du vaquero à cheval. La chaleur accable l’herbe. Nous marchons, tantôt sur la vase écaillée, molle encore et semée de mottes régulières où penche une touffe poilue, tantôt sur une terre plus sèche, que hérissent de larges bandes de graminées, roussies par le soleil et hautes de plus d’un mètre. Les moustiques invisibles, assemblés par milliards au-dessus de la prairie, font un bruit aigu et continu, comme un appel de clairon qui ne cesserait jamais. Je regarde le vaquero, qui va, penché sur l’encolure du cheval, le chapeau à grands bords rabattu sur son visage, observant la plaine tout au loin. Ses yeux sont d’une extraordinaire puissance. De temps en temps, il s’arrête, se dresse sur ses étriers, ou même debout sur la selle, et, portant la main à la hauteur de ses sourcils, prononce lentement, comme une sentence : « Un pàjaro ! un oiseau ! » Il a découvert, à deux ou trois kilomètres en avant, un gibier que lui seul ou un de ses pareils peut reconnaître à une telle distance. Alors, il part, faisant un long détour à gauche ; les rabatteurs à pied prennent à droite ; ils se rencontrent au-delà du point où sont posés les oiseaux, et nous, les chasseurs, couchés derrière une touffe d’herbe, nous attendons. Des vols de petits faisans à queue courte se lèvent en criant, et passent, presque toujours hors de portée. La route est si libre pour eux ! Mais la grande outarde ne se montre pas. Je ne vois d’elle qu’une ou deux plumes tombées à terre.

Cependant, j’ai été bien stylé par les gens de la marisma. Je sais que les outardes femelles vivent toute l’année dans le marais, que les vieux mâles arrivent en avril, probablement du Maroc, et repartent en septembre. Je sais encore qu’il ne faut pas faire un mouvement tant que la grande outarde n’a pas franchi la ligne des tireurs, quelle vient dans le vent, lancée comme un boulet de canon, et grosse comme une dinde, la tête blanche et le corps