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s’entr’ouvre, l’ouvrir un peu plus, juste autant qu’il faut, du bout des cornes, et prendre la clef des champs, en abandonnant le taureau. Ils recommencent ce manège six ou sept fois, et on attend la nuit.

Cette nuit est la dernière avant la corrida. A onze heures ou minuit, dans le grand calme de la prairie, trois vaqueros à cheval, armés de la lance, font sortir ensemble de l’enceinte les cabestros et les taureaux, et, l’un d’eux prenant la tête du peloton, les deux autres suivant, ils s’élancent à grande allure, au galop le plus souvent, par un chemin traditionnel, qui constitue une servitude de passage sur les héritages ruraux, et qui se nomme « le chemin des taureaux ». L’homme de tête crie : « Apartarse ! Ecartez-vous ! » Les rares passans de la nuit s’effacent dans les fossés ou derrière les arbres, et la troupe effrayante continue, et la poussière retombe, et le martèlement des lourds sabots galopant sur la terre diminue et s’efface.

On peut voir encore ces cabestros avant la course, à onze heures du matin, quand les taureaux inquiets sont réunis dans les cours, derrière la plaza, et qu’il s’agit de faire entrer ces derniers chacun dans sa cellule. Le public est admis, moyennant un petit supplément, à ce spectacle curieux de l’apartado. Et j’ai observé là cette même intelligence des situations, cette insigne fourberie, cette adresse à se tirer d’affaire en laissant le taureau prisonnier, que me décrivait M. de Ybarra, tandis que nous quittions lentement la réserve des bêtes de course.

Le soleil commençait à baisser. Nous visitâmes encore le quartier des taureaux de deux ans, et celui des jeunes veaux, qui paissaient en compagnie d’une foule de petits ânes gris. Puis ce fut le retour, la douceur d’une route déjà familière, qui permet à l’esprit plus libre de mieux s’abandonner à la beauté de l’ensemble. Nous allions dans la lumière pure, sur l’herbe sans chemins, vers Séville qui grandissait. Quand nous atteignîmes la limite de la prairie, derrière la première haie de saules, j’aperçus une halte de chasseurs. Deux jeunes hommes à cheval, vêtus de clair comme les vaqueros, se tenaient dans l’ombre d’un arbre, et autour d’eux douze grands lévriers blancs, couchés ou debout, la langue rose pendante, le museau fin levé vers nous, et tels qu’on les figure dans les vieilles tapisseries, se reposaient, attentifs au geste de leurs maîtres.

Un coup de chapeau, et nous passâmes, laissant la grande prairie bleuir derrière nous.