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comme été, sans connaître jamais l’étable. A l’âge de dix mois, les jeunes taureaux sont séparés de leurs mères. A un an, ils sont marqués au fer rouge. C’est le herradero, l’occasion d’une première fête. La bête est terrassée ; on lui imprime sur la cuisse le chiffre du propriétaire ; on met un peu de boue sur la blessure ; on coupe le bout de l’oreille, et le taureau s’échappe au galop dans les prés. Il faut six hommes pour abattre et maintenir un taureau bravo de douze mois.

Vers l’âge de deux ans, taureaux et génisses subissent l’épreuve du courage, l’essai qui va décider de leur vie ou de leur mort, la tienta. Tout le Séville élégant et beaucoup d’amateurs du peuple se transportent dans les ganaderias. Pendant deux ou trois jours, les équipages, les cavaliers, les groupes de promeneurs sillonnent un coin de la prairie. On va essayer les taureaux ! Pour eux, cela se fait en champ libre. Un vaquero à cheval, la lance en arrêt, marche sur l’animal. Celui-ci lève les cornes, creuse le sol avec ses pattes de devant, et fond sur le cavalier. Très souvent l’homme roule à terre, et le cheval est tué. Mais le taureau a reçu la pointe de la lance au défaut de l’épaule. S’il résiste à la douleur, s’il revient trois fois de suite à la charge, soit contre le même gardien, soit contre un autre, il est bravo, il est noble, il est digne de figurer dans les courses futures, mais à une condition, qui est bien curieuse : c’est qu’on l’ait attaqué du côté opposé à celui où se trouve son herbage ordinaire. Car, disent les Espagnols, quelle bravoure vulgaire que celle d’un taureau à qui on barre la route de son pâturage, et qui veut y rentrer ! Au contraire, le taureau qui a en face de lui le libre horizon, qu’on menace de ce côté, qui ne veut pas supporter cette contrainte, qui se jette sur l’homme, sans autre raison que sa fierté blessée, voilà le vrai taureau de course, le seul qui saura lutter avec honneur dans les arènes de Séville ou de Madrid !

Les génisses subissent l’épreuve en champ clos, dans de petits cirques, les uns en planches, les autres, tels que celui que j’ai vu à San José de Buenavista, construits en maçonnerie, ornés de faïences de couleur et garnis de gradins pour les spectateurs. M. de Ybarra me disait qu’il perdait quelquefois sept ou huit chevaux dans une tienta de ce genre. Les jeunes bêtes sont introduites dans l’arène. Elles sont petites, nerveuses, presque toutes noires ou noires et blanches, avec une tête fine et des cornes effilées ; elles ressemblent à des vaches bretonnes qui seraient perpétuellement en colère. Apercevant l’homme, elles se précipitent sur lui, et sont reçues à la pointe de la lance. Pour être déclarées braves, elles doivent être vraiment d’une férocité