Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/562

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aux deux ailes, ont l’œil constamment aux aguets, et cherchent, dans le troupeau, pour voir si aucun animal ne s’inquiète de notre présence et ne se prépare à charger. Car il est extrêmement difficile d’échapper, même avec un bon cheval, à la poursuite d’un taureau de course. Si la Cour de cassation avait eu la fantaisie de procéder à ce qu’on appelle, en procédure, une descente sur lieux, et qu’elle eût visité, — même sans robes rouges, — la ganaderia de Ybarra, je crois qu’elle eût hésité à déclarer le taureau espagnol animal domestique. Ils sont là une centaine de taureaux de cinq à six ans, la plupart debout dans les hautes herbes sèches qui leur montent jusqu’au ventre, les pieds de devant rapprochés, la tête superbement levée, les cornes en plein ciel faisant un arc superbe. Le type est tout différent de celui de nos taureaux, plus long, plus grand, plus nerveux et surtout plus lier. On sent une bête rapide. Les Espagnols la disent noble au-dessus de toutes les autres, sans excepter le lion. Elle ne frappe pas un ennemi mort, — et j’ai vu, en effet, des toreros renversés, demeurer immobiles, couchés sous les naseaux du taureau qui les flairait. Elle n’attaque pas par derrière, traîtreusement, et ceux qui ont assisté aux corridas se souviennent que les picadors, si leur adversaire a refusé le coup de pique, font volte-face, et s’écartent sans être poursuivis. Le danger, c’est que le taureau se croie provoqué, et, sans doute, il est facile de lui fournir un prétexte, car nous manœuvrons prudemment, contournant les groupes, sans approcher d’aucun à moins de soixante ou quatre-vingts mètres.

— Au printemps, me dit le conocedor, les taureaux, qui vivent toujours séparés des vaches par d’énormes distances, se battent furieusement. La prairie sonne de leurs mugissemens, comme un rivage de mer.

— Vous n’intervenez pas ?

Il se met à rire, et répond avec un hochement de tête :

— Comment voulez-vous que nous séparions des bêtes pareilles !

Et je comprends que les vaqueros ne sont pas les maîtres de leur terrible bétail, et que les vrais gardiens seraient plutôt les cabestros dont je reparlerai tout à l’heure. L’endroit est bon pour interroger, l’heure propice : nous faisons un grand détour, au pas, dans l’herbe qui assourdit le bruit des foulées de nos chevaux, et les grandes têtes levées des taureaux, une à une, à mesure que nous nous éloignons, s’abaissent vers le pâturage. Je multiplie mes questions au conocedor et à M. de Ybarra, et voici ce que j’apprends.

Tous les troupeaux d’une ganaderia vivent en liberté, hiver