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barbe blanche du milieu, qui s’abaisse, sans une parole, en signe d’acquiescement. Ces hommes sont les douaniers marocains, et je viens d’obtenir la faveur d’éviter leur visite. Nous passons sous une voûte. J’ai six porteurs pour trois colis. Oh ! les ruelles merveilleuses, tournantes, montantes, sales à souhait et cependant parfumées d’une vive odeur de menthe, encombrées pour un âne chargé de son sac d’orge, pleines de jeunes hommes aux jambes nues, de vieux Marocains en burnous, de femmes mauresques au visage voilé, de belles juives en tunique de soie, qui, dans l’ombre des portes basses, debout, le coude appuyé à la pierre et la tête posée sur la main repliée, dédaignent de remuer même, au passage d’un étranger, l’émail de leurs yeux longs.

Pas une note fausse, je veux dire civilisée. J’ai cette impression, que Tunis ne donne pas, que je marche dans un monde nouveau, où l’Europe n’est pas maîtresse. De la fenêtre de mon hôtel, j’aperçois la plage, où des Arabes, dans l’eau jusqu’à la ceinture, débarquent des chèvres jaunes en les portant dans leurs bras. À trois mètres au-dessous de moi, sur le toit d’une maison, une femme, les ongles teints en rouge, épluche et croque des amandes sèches. Je sors presque aussitôt, pour errer de nouveau dans le labyrinthe des rues. L’ombre est violette et la lumière éblouissante. Elles se partagent le sol, les murs, les toits, les gens, ne se fondant jamais et se coupant en lignes nettes. Point de demi-jour. Les portes ont l’air d’ouvrir sur des cavernes. On devine, dans l’obscurité des chambres basses, des hommes en burnous qui dorment, ou travaillent le fer et le cuir. Des voûtes, çà et là, jetées d’une terrasse à l’autre, font des îles de fraîcheur où les femmes sont groupées. Il y a du mouvement et peu de bruit. Quelques riches passent à cheval avec de gros turbans. À l’intérieur de quelques maisons juives, — car nous sommes à l’époque de la fête des Tabernacles, — j’entrevois des berceaux de feuillage et des guirlandes piquées de fleurs de camélia. Et l’odeur nous poursuit de ce bois de la Mecque, qui vaut, dit-on, cent francs la livre, et que j’ai prise d’abord pour celle de la menthe. Je remarque aussi que le soleil m’a trompé, et que la plupart des maisons de Tanger sont peintes d’une première couche bleue, qui transparaît sous le badigeonnage à la chaux, et atténue la crudité du blanc.

Je sors de la ville par une avenue montante, entre deux remparts qui s’ouvrent, et je me trouve dans un terrain vague, sommet de colline dont le sol est couvert de fumier, et où s’agitent des centaines d’Arabes. Nous sommes en plein Orient. Des chiens et des chèvres errent parmi les groupes ; de petits bœufs, couchés