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souffert. Comme il avait le don littéraire, il aurait peut-être raconté son amour, et nous aurions un roman de plus. Puis il se serait consolé, et il aurait vécu de la commune vie, partagé entre des intérêts prosaïques et des affections placides.

Au lieu de cela, il est entré au séminaire à vingt-deux ans. Il y apportait une nature passionnée et un cœur vierge. Si minutieusement qu’ait été fouillée sa vie, la trace d’aucun sentiment romanesque n’a pu en effet y être découverte. Le Père Gratry raconte, dans ses Souvenirs, avec une grâce infinie, qu’il conserva deux ans certaine rose qui lui avait été jetée un soir de bal et qu’au moment où il résolut de consacrer sa vie à Dieu, rien ne lui en coûta autant que de jeter cette rose et de couper cette fibre de cœur. « Je sentis longtemps, ajoutait-il, le froid de cette coupure. » Rien de semblable dans la vie de Lacordaire; et si le témoignage de son pieux biographe, le Père Chocarne, ne paraissait pas tout à fait suffisant sur ce point, il faudrait bien s’en rapporter à celui de Lacordaire lui-même. Nous avons un assez grand nombre de lettres écrites par lui à des amis, à des camarades de son âge. On vient récemment d’en publier un gros volume. Elles sont toutes plutôt sévères et un peu mélancoliques. A peine, de temps à autre, une plaisanterie. Ecrivant à un de ses amis qui était aux eaux de Luxeuil, il lui demande des nouvelles de ses promenades, des incidens qui arrivent, des dames auxquelles il fait la cour, puis il ajoute : « Ah! mon Dieu, j’oublie que je parle à un sauvage, à un homme qui ne sait pas baiser une femme au front. » Mais il ne paraît pas que lui-même ait été moins sauvage que son ami, car il écrivait, à la même date, à l’un de ceux avec lesquels il était le plus intime : « J’ai aimé des hommes, mais je n’ai point encore aimé de femmes et je ne les aimerai jamais par leur côté réel. » Six mois après, il entrait au séminaire. Une de ses cousines a raconté qu’à ses premières vacances, il se promenait avec elle, à la campagne, lorsqu’il aperçut sur le haut d’une cabane une branche de chèvrefeuille : « Ah! ma cousine, s’écria-t-il avec pétulance, que je serais tenté de grimper là-haut, de cueillir cette branche et de vous l’offrir; mais avec mon habit, ce ne serait pas convenable. » — Qui croirait, si les deux témoignages n’étaient également sincères, que le Père Gratry a gardé deux ans la rose, et que le Père Lacordaire n’a même pas cueilli le chèvrefeuille?

Il est superflu d’ajouter que les émotions auxquelles avait échappé sa jeunesse furent inconnues à son sacerdoce. « Je suis toujours étonné, écrivait-il à un jeune homme, de l’empire qu’exerce sur vous la vue de la beauté extérieure et du peu de