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d’autres circonstances démontrant que cet homme de fer, impitoyable quand on touchait à son autorité, était accessible aux plus nobles sentimens. Un fait d’une tout autre nature le montrera sous le premier de ces deux aspects.


III

Vers la même époque, un bruit de foule agitée envahit soudain, à la première heure du jour, l’hôtel du consulat général, je nie précipitai dans l’escalier et j’aperçus, dans le vestibule, le cadavre d’un jeune Français qui m’était bien connu. On l’avait recueilli flottant sur le rivage du nouveau port. Depuis longues années, l’incessante vigilance de Mehemet-Ali garantissait aux Européens, la plus entière sécurité. Ce sinistre événement ne pouvait manquer de troubler profondément la colonie étrangère, et son émotion fut d’autant plus vive que les premières constatations médicales révélèrent que nous étions en présence d’un double crime. Un officier de marine, un Arabe, avait en effet entrainé dans sa demeure, sous un prétexte fallacieux, notre infortuné compatriote, dans un dessein inavouable. Se persuadant bientôt qu’il serait l’objet d’une plainte et des plus graves poursuites, il crut s’y dérober en étranglant sa victime de ses mains, et en la jetant dans le port, s’imaginant qu’on attribuerait sa mort à un accident.

Je me rendis chez le vice-roi. Je le trouvai instruit de ce que je venais lui apprendre. Tous ses traits trahissaient une irritation intense. Ses yeux fulguraient, sa parole était courte et vibrante. J’eus la vision de l’homme des temps troublés, disputant, aux mamelouks, la possession de l’Egypte. Je ne démêlai pas, de prime abord, le sentiment qui l’agitait si profondément. Son langage me révéla bientôt qu’il envisageait l’assassinat d’un Européen, commis en quelque sorte sous ses yeux, avec les circonstances aggravantes qui l’avaient précédé, comme une atteinte portée à son autorité et, plus encore, à son prestige. Il regrettait, en outre, que la victime fût un Français. J’avais, pour ma part, invoqué l’urgente nécessité de rassurer, par une prompte répression, la colonie étrangère, fort alarmée, mais confiante dans la justice du vice-roi. « Soyez tranquille, me répondit le pacha, justice sera faite d’un aussi abominable forfait », accompagnant ces paroles d’un regard sombre et d’un geste significatif. Je le quittai, convaincu que le coupable subirait toute la sévérité de la loi musulmane. L’amour-propre de Mehemet-Ali s’y trouvait