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nommait jamais autrement dans ses entretiens où il se complaisait à évoquer les premiers jours de son passé. Il avait une faiblesse étrange : par des rapprochemens de date, par des concordances de fortune, il aimait à assimiler sa destinée à celle du vainqueur de l’Europe. Sans en être bien certain, il prétendait être venu au monde dans la même année. Si Bonaparte avait dompté la Révolution, il avait, lui, détruit les mamelouks. Il n’avait reçu aucune culture intellectuelle ; il ne possédait aucune notion historique et il appréciait, uniquement à son point de vue, les événemens survenus en Europe aux premiers temps de sa vie. Il n’a jamais connu l’écriture. Il fit de grands efforts pour apprendre à lire, quand déjà il était le maître incontesté de l’Égypte ; il était alors dans sa quarantième année.

Mais si, dans le milieu où il était né, on n’avait rien fait pour son instruction, si son éducation fut celle d’un soldat d’aventure, la nature l’avait doté des facultés les plus variées. Avec une héroïque bravoure qui ne s’est jamais démentie, avec une ardente ambition qui lui faisait entrevoir de hautes destinées, il avait une vague notion et l’instinct des nobles entreprises qu’il a gardés jusqu’à la fin de ses jours. Il les a poursuivies, il les a réalisées à travers des péripéties diverses et souvent sanglantes qui ont fait de sa vie un long drame où son génie l’a aussi bien servi que la fortune. Cependant, cet homme si rude, qui s’était élevé à la puissance absolue à l’aide de la ruse autant que de la force, sans nul apprentissage pouvant régler la violence de son tempérament, cet homme avait l’intuition des choses que l’éducation enseigne. En se donnant pour tâche de réveiller, en Égypte, une civilisation éteinte, il avait entrepris de se civiliser lui-même, et il y avait parfaitement réussi. Il avait quelquefois les délicatesses d’un raffiné. Figure fine, regard vibrant, la bouche toujours jeune, il était séduisant, quand je l’ai connu, par le charme de ses manières, invariablement affables. Il prenait un soin particulier de sa personne. Il ne portait pas de gants, accessoire inusité chez les Orientaux, mais ses mains affinées ne gardaient aucune trace de sa vie première. Revêtu d’un large cafetan doublé d’une légère fourrure, la tête surmontée d’un turban, il évoquait l’image d’un calife de la belle époque. Voilà l’homme, tel qu’il a vécu ses dernières années, c’est de lui que je voudrais parler en rappelant quelques incidens dont j’ai été le témoin, et dans lesquels j’ai quelquefois été acteur.