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ont même destinée, soit que Gil Blas réforme la maison du comte Galiano ou qu’il devienne chez le duc de Lerme un canal des grâces, soit qu’il réfléchisse sur le train du monde dans la tour de Ségovie, ou soit qu’il connaisse, dans son château de Lirias, les douceurs d’une vieillesse respectée. Ils ont mêmes talens, et mêmes dons de naissance : « O trop heureux Gil Blas, dont le sort est de plaire aux ministres! » Surtout ils ont même philosophie. Ils sont gens d’esprit. C’est pourquoi, quand on les quitte, on a beau se souvenir du temps où ils étaient un peu picaros, on ne leur veut pas mal de mort. On leur tient compte d’une honnêteté relative. Il y a pour parvenir des moyens plus ignobles que celui qu’ils ont choisi. Qu’on lise pour s’en convaincre le Paysan parvenu de Marivaux! Du moins Gourville ni Gil Blas ne sont-ils pas arrivés par les femmes. Et enfin ni l’un ni l’autre ils n’ont de méchanceté foncière. Ils n’ont pas de haine au cœur.

C’est par là qu’ils se distinguent de Figaro. Pour ce qui est d’eux, ils s’arrangent fort bien de l’ordre établi ; ils ne rêvent pas de bouleverser la hiérarchie et de briser les cadres. Ils s’accommodent d’un état de choses grâce auquel ils ont fait leur fortune. Ils se contentent de regarder en souriant cette société qui n’est pas si marâtre qu’elle ne leur permette de vivre grassement à ses dépens. Même ils trouvent qu’une société a du bon où l’on peut laisser aux autres les plaisirs de vanité, en gardant pour soi tout le profit. C’est qu’ils ne s’embarrassent pas la tête de rêveries. Ils ont lu peu de livres, étant trop occupés par ailleurs ; les seuls où ils aient pris goût sont des livres de morale enjouée. Ils n’ont pas réfléchi sur l’égalité primitive des conditions, non plus que sur les beautés de l’état de nature ou sur la question de l’identité du moi. Cependant, depuis eux, le temps a marché. Les philosophes sont venus; de leurs écrits il déborde un torrent de haine. C’est de cette haine qu’est gonflée l’âme de Figaro. Celui-ci est moins intrigant encore qu’il n’est paresseux, et moins agissant qu’il n’est bavard. Plus que tout il est déclamateur et phraseur. Mais ce sont les phrases qui préparent les actes. Toute la Révolution gronde dans le fameux monologue. Nous voilà bien loin, semble-t-il, de la bonhomie de Gourville et de la modestie de Gil Blas, et nous nous prenons à les regretter. La différence n’est que dans le ton. Gourville et Gil Blas auraient tort de désavouer Figaro. Il est leur descendant naturel. Que si maintenant l’on se demande comment ces hommes de bien ont pu engendrer ce fauteur de troubles, la réponse est toute simple : c’est qu’apparemment il y a une logique des faits.


RENE DOUMIC.