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protesté contre les enrichis et les parvenus; même il a déclamé contre eux. C’est qu’il est honnête homme, et qu’il a véritablement une belle âme. Il est écrivain aussi, soucieux de l’effet et sachant sa rhétorique. Enfin il y a une antipathie naturelle des gens de lettres à l’égard des financiers; c’est celle même que signale Gourville, sans s’en émouvoir outre mesure, lorsqu’il nous parle du « bonhomme Neuré, fort chagrin, comme le sont ordinairement les philosophes contre les gens d’affaires, à cause de leur bien. » Toutefois La Bruyère est trop clairvoyant pour ne pas comprendre qu’une révolution est en train de se faire ; il en indique les causes profondes : « Pendant que les grands négligent de rien connaître, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leur propres affaires..., des citoyens s’instruisent du dedans et du dehors d’un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un État, songent à se mieux placer, se placent, s’élèvent, deviennent puissans, soulagent le prince d’une partie des soins publics. Les grands qui les dédaignaient les révèrent; heureux s’ils deviennent leurs gendres! » Aussi bien cela crève les yeux. Le Persan de Montesquieu n’a pas plutôt débarqué à Paris qu’il en fait la remarque : « Le corps des laquais est plus respectable en France qu’ailleurs : c’est un séminaire de grands seigneurs. »

De ceux qui se contentent d’observer la société, d’en peindre les originaux, passons aux écrivains d’imagination qui créent à la ressemblance du monde réel un autre monde plus vrai. Le type de l’homme industrieux qui a commencé dans la boue et que travaille l’envie de parvenir, est l’un de ceux qu’on retrouve le plus fréquemment dans la littérature du XVIIIe siècle. C’est à lui que le roman et le théâtre de l’époque doivent leurs deux chefs-d’œuvre, Gil Blas et Figaro. On s’est demandé si Le Sage, lorsqu’il composait les premiers chapitres de son livre, avait eu connaissance des Mémoires de Gourville ; il n’y a pas d’impossibilité, attendu que le manuscrit en circulait sous le manteau. Mais si la question est curieuse, on voit tout de suite qu’elle n’a guère d’importance. En effet, les aventures de Gourville étaient assez connues, et sans même en avoir lu le récit de sa main, on était suffisamment renseigné par le bruit public. La ressemblance est frappante. Au premier livre se trouve cette apologie du métier de laquais : « Le métier de laquais... n’a que des charmes pour un garçon d’esprit. Un génie supérieur qui se met en condition, ne fait pas son service matériellement comme un nigaud. Il entre dans une maison pour commander plutôt que pour servir. Il commence par étudier son maître ; il se prête à ses défauts, gagne sa confiance, et le mène par le nez. » C’est le fond même de l’histoire. S’attacher à quelque grand seigneur, tâcher de se mêler de ses affaires ou d’entrer dans ses plaisirs, telle est la recette la plus sûre pour qui a quelque ambition. Les deux héros