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Quand une affaire ne réussit pas il en est quitte pour se remettre dans son train ordinaire. Il sait bien que le bonheur lui reviendra. Il a confiance dans son étoile. Il compte sur la collaboration du hasard; cela même lui garantit qu’elle ne lui fera pas défaut. Il a un tempérament de joueur et tous les traits de l’aventurier.

Mais il y a quelque chose de plus étonnant que l’étonnante fortune de Gourville : c’est l’indulgence qu’il a trouvée auprès de ses contemporains comme auprès de la postérité; c’est la sympathie et j’allais dire l’estime qu’on ne lui a pas marchandée. Il est bien vu du Roi. Ami de Lionne et de Le Tellier, en confiance avec Louvois en même temps qu’avec Colbert, il peut dire sans se vanter qu’il a toujours été « honoré de la bienveillance de Messieurs les ministres. » Ënumérer tous les hôtes de Saint-Maur ce serait passer en revue presque tout la meilleure société du temps. D’où vient tant de faveur? — C’est d’abord que Gourville a des mérites solides, qu’on est tenté d’oublier pour ne voir que les côtés amusans du personnage. Comme négociateur et diplomate de second ordre, et quoiqu’il se soit fait à l’occasion désavouer, il a des qualités sérieuses. Il est d’une curiosité toujours en éveil. En Angleterre, en Hollande, en Espagne, il s’informe du gouvernement, des usages du pays, des ressources de l’État. Il sait voir. Il donne des renseignemens précis. Homme de finances, il a sur les questions spéciales, sur le rendement et la répartition de l’impôt, sur la circulation des espèces, des idées justes. Il fait partie de ce monde des financiers d’autrefois sur le compte de qui on a longtemps accepté le témoignage de leurs pires ennemis et pour qui on commence seulement à réclamer plus de justice. Il a rendu des services incontestables. — C’est ensuite qu’il est très séduisant. Il y a des gens qui méritent infiniment d’être aimés et qui ne sont pas aimables. Gourville est né aimable. Il le sait. « J’oserais quasi croire que j’étais né avec la propriété de me faire aimer des gens à qui j’ai eu affaire. » Il est insinuant et persuasif. Il va trouver Conti qui jure de le faire pour le moins « jeter à la rivière, » et traite avec lui de bonne amitié. Il change en bienveillance l’aigreur de Mazarin. Il apprivoise Colbert. Il est dévoué à ceux qu’il aime, « estimable et adorable par ce côté-là de son cœur, » dit Mme de Sévigné. Il oblige ses amis, les secourt de son argent. Il est généreux. — Enfin il a une qualité, plus notable que toutes les autres et la plus rare qui soit chez un parvenu : il a du tact. Son succès ne lui a pas dérangé la tête, qu’il avait à vrai dire exceptionnellement solide. Il ne tranche pas du grand seigneur. Il se tient à sa place, ce qui fait qu’on n’est pas tenté de l’y remettre. Il se souvient de sa naissance et au besoin il la rappelle. Il a beau coudoyer la société aristocratique, il n’a pas la prétention d’en être. Auprès des La Rochefoucauld et des Condé, sans se tromper aux marques de leur familiarité, il reste dans l’attitude d’un homme qui leur a