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de ses déductions ; et sa théorie de la nature, une nature si différente de celle des sciences physiques, que nous n’avons guère de surprise à la voir identifiée avec Dieu ; et son Dieu, un Dieu si différent de celui de la théologie que nous trouvons tout naturel de le voir confondu avec la nature; et sa liberté, qui est en même temps une nécessité; et sa volonté, qui n’est autre chose que l’intelligence ; et son amour, dont il fait une adhésion raisonnée ; et son univers, d’où il a banni tout ce qui pouvait le rendre vivant. Depuis deux cents ans qu’il a été publié, son livre n’a point converti deux cents personnes. Et pourtant il continue à intéresser, à passionner le monde. Pourquoi? non pas à coup sûr pour la valeur de ses affirmations, ni pour ce qu’il peut avoir d’hérétique et d’antireligieux. Ne serait-ce point plutôt parce que, en dépit du caractère positif de sa théorie, Spinoza nous apparaît doué d’une imagination religieuse, qui perce jusqu’à nous à travers la sécheresse de ses théorèmes, qui lui permet de chercher la vérité au plus loin possible de l’expérience habituelle, qui finit même par lui inspirer pour sa Substance, inactive, impersonnelle, immorale, un sentiment qui ressemble fort à l’amour de Dieu ? »

On pourrait s’étonner, après cela, que la première condition d’un système idéal ne soit point dans son accord avec la réalité. Mais c’est que la réalité, à y bien réfléchir, est un mot vide de sens. Non seulement il nous est impossible d’atteindre directement la véritable nature des choses, mais il n’y a pas une notion si simple ni si positive qui n’apparaisse aux divers esprits sous des aspects différens. « A entendre certaines personnes, on croirait que la partie éclairée de l’humanité, — c’est-à-dire ces personnes elles-mêmes et celles qui ont le bonheur d’être de leur avis, — jouissent d’une connaissance précise de la réalité. Et cependant, à l’exception des vérités mathématiques, il n’y a absolument rien au monde que nous puissions nous flatter de connaître ni de comprendre tout à fait. Ni dans nos idées sur nous-mêmes, ni dans nos idées sur autrui, ni dans nos idées sur la matière, ni dans nos idées sur Dieu, il n’y en a une seule qui soit autre chose qu’une croyance, et une croyance approximative, sujette à l’erreur par tous les côtés. » Et la force des grandes croyances de l’humanité leur vient précisément de ce qu’elles sont inexplicables. Voyez, par exemple, la supériorité des premiers dogmes chrétiens sur ceux que la scolastique a essayé d’y joindre. Voyez combien toute tentative d’explication de ces dogmes chrétiens a eu pour effet de les rendre moins forts. Qu’il s’agisse de faits particuliers, ou de lois morales, ou de mystères religieux, toute croyance est d’autant plus solide qu’elle échappe davantage à l’explication. À cette seule condition elle peut valoir pour tous les temps et pour tous les esprits.

C’est d’ailleurs ce que les philosophes ont toujours compris; et il