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lui « une nouvelle de mort ou d’autres catastrophes qui lui rempliraient l’âme de mélancolie. »

Non seulement il attend trop des hommes et des choses ; personne n’eut jamais l’humeur plus inégale, plus mobile, plus journalière; personne ne fut plus prompt à se donner et à se reprendre, à passer de l’engoûment au dégoût. Il veut et ne veut plus; ce qu’il aimait hier lui déplaît aujourd’hui. « N’allez pas croire que le Tasse haïsse votre paternité, écrivait le Père Grillo au Père Gualengo, et si elle le croit, qu’elle n’ait garde de s’en affliger, mais plutôt qu’elle s’en réjouisse ; car s’il vous hait aujourd’hui, c’est signe qu’il vous chérira demain, tant son infirmité le rend muable. » Personne non plus n’eut le pied si léger, ne poussa si loin la manie de changer d’air et de pays. Ferrare lui était apparue comme un séjour enchanté, comme un lieu de délices, où les ruisseaux charriaient de l’or, où les perles avaient plus de brillant que partout ailleurs, où les diamans n’étaient jamais faux ni les apparences jamais trompeuses, où tous les hommes étaient bons, où toutes les femmes étaient belles, où toutes les paroles étaient vraies, et quoi que lui dît son prince, il avalait tout doux comme lait. Il avait rêvé, il se réveille, et Ferrare est un enfer, où l’on est tourmenté par les démons. Il n’y pourrait rester sans mourir; il part, il s’enfuit, et à peine échappé de sa galère, il ne pense qu’à y retourner. «Mon paradis, pouvait-il dire, c’est l’endroit où je ne suis pas. » On s’étonne qu’il ne se soit trouvé en Italie aucun Mécène assez généreux pour lui faire un sort et un nid. Mais le moyen de contenter un inconstant dont les désirs sont des fantaisies changeantes, suivies de soudains repentirs, un insatiable qui n’estime que ce qu’il n’a pas et méprise ce qu’il a? « Le fond de sa nature, a dit fort justement M. Solerti, était l’impossibilité d’être content, l’incontentabilità. »

Bernardo Tasso écrivait à sa femme Porcia : « Vous savez comment en usait notre fils Torquato dans son enfance; lorsqu’on lui ôtait un fruit des mains, de dépit il jetait les autres à terre, se refusant ainsi toute consolation. » Tel il était dans son enfance, tel il sera toujours, et jusqu’à la fin il aura les déraisons d’un enfant gâté, qui dit : Tout ou rien. C’est le sort des esprits romanesques, et il fut le plus romanesque des hommes. Ne nous en plaignons pas; s’il avait moins aimé les romans, la Jérusalem n’aurait pas pour nous ce charme tout particulier que nous ne retrouvons au même degré dans aucun autre poème. Ce qui nous ravit dans l’Arioste, c’est avec l’art infini du conteur son incomparable virtuosité, son humeur libre et sereine; qu’il narre des batailles ou des amours, il se joue de son sujet, et quand il feint l’enthousiasme, la secrète ironie qu’il y mêle nous avertit qu’il