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toujours troublé par des fantômes et plein d’une infinie mélancolie. Néanmoins, par la grâce de Dieu, je peux quelquefois refuser mon adhésion, cohibere assensum, et c’est en cela que consiste la sagesse, comme le pensait Cicéron. » Mais sa volonté ne se refusait pas longtemps à sa folie ; alliant à une imagination ardente une incurable débilité de caractère, il adhérait, il consentait, il acquiesçait, il renonçait à se défendre. A ses courtes résistances succédaient de longs abandonnemens, et il s’enfonçait dans sa misère.

Trois ans avant sa mort, en 1592, il dira : « Je ne veux plus ni servir, ni composer, ni vivre à la mode d’autrui, ni faire ou souffrir quoi que ce soit qui me déplaise. Ce qu’il me faut, c’est l’honneur dans le plaisir et le plaisir dans l’honneur... » Il l’avait dit et redit: Onor piacevole e piacere onorato, telle fut en tout temps sa devise.

Il eut dès sa jeunesse la manie des grandeurs : « Il n’y a pas de baron ni de ministre du duc, pour haut placé qu’il soit, qui me trouve disposé à lui porter respect, et notre grandissime lui-même, le Montecatino, s’apercevant de ma morgue, s’empresse souvent de me saluer le premier, à quoi je réponds avec tant de hauteur et de gravité qu’on me prendrait pour un Espagnol. Les bonnes gens disent : D’où lui est venue tant d’arrogance? A-t-il trouvé un trésor? Depuis mon retour, je n’ai dîné que deux fois hors du logis, et encore me suis-je fait prier; en revanche, j’ai accepté sans façons la place d’honneur au haut bout de la table. J’ai fait examiner ma nativité par trois astrologues. Sans me connaître, ils ont déclaré tout d’une voix que j’étais un grand homme de lettres, et ils me promettent une très longue vie et la fortune la plus éclatante... Je tiens pour certain de devenir un grand homme, et je fais montre de mes grandeurs comme si je les possédais déjà. » Bien des années plus tard : « Je suis ambitieux, mais j’en ai le droit, car il n’y a en moi aucun défaut qui ne soit tempéré par la raison. Je ne puis vivre dans une ville où tous les nobles ne me cèdent pas la première place; j’entends tout au moins qu’ils m’autorisent à aller de pair avec eux en tout ce qui concerne les démonstrations extérieures... Je ne refuse aucun hommage, ni même les titres qui ne m’appartiennent pas, ni les suprêmes honneurs, ni les suprêmes louanges, ni les adulations démesurées : il me semble que ce serait refuser la vie. »

Si dans ses prospérités il exige qu’on lui rende de grands respects, qu’on le traite en roi, il entend dans ses malheurs que, toute affaire cessante, l’univers s’occupe de lui ; que princes et princesses, gentilshommes et bourgeois, cardinaux et souverains-pontifes s’intéressent à Torquato Tasso, s’apitoient sur ses disgrâces.