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IV

Quoi qu’il y ait eu de réel dans les monstres que se forgeait le Tasse et dans ses chagrins plus ou moins imaginaires, on connaît des hommes plus malheureux que lui qui n’ont pas perdu la raison. Les médecins aliénistes du XVIe siècle en savaient assez pour avoir posé en principe que toute tête qui se détraque est une machine naturellement sujette à se déranger, et qu’on ne devient fou que lorsqu’on a une propension native à le devenir. En 1586, comme nous l’apprend M. Solerti, le célèbre Jean-Baptiste de la Porta, qui avait vécu quelque temps avec le Tasse et l’avait connu jeune, affirmait qu’il avait toujours eu le regard d’un fou ; que ses yeux humides, oculi subfluidi, dénotaient un penchant marqué à l’érotisme et à la démence. Trois ans auparavant, un insigne jurisconsulte ferrarais avait déclaré que le prisonnier de l’hôpital Sainte-Anne, qui in ædibus Divæ Annæ bacchatur in vesania, devait sa maladie « à une surabondance d’humeur et de bile chaude qui avaient, non seulement assiégé, mais pris d’assaut le domicile de son âme. » C’est ainsi que, plus tard, les médecins chargés de diagnostiquer le mal de M. de Pourceaugnac, le déclareront atteint de mélancolie hypocondriaque, procédant du vice de la rate, « dont la chaleur et l’inflammation portent au cerveau beaucoup de fuligines épaisses et crasses et causent dépravation aux fonctions de la faculté princesse. » Ils en concluront que pour remédier à cette pléthore obturante, à cette cacochymie luxuriante, le malade doit Être « phlébotomisé et désopilé libéralement. » Hélas! le Tasse fut libéralement saigné et purgé par ses médecins, et il eut jusqu’à sa mort des déraisons intermittentes.

N’en déplaise aux médecins et aux jurisconsultes du XVIe siècle, ce qui prédispose à la folie plus que la surabondance des humeurs chaudes, c’est la faiblesse de l’âme. La folie est moins un trouble de l’esprit qu’une infirmité du caractère, une maladie de la volonté. Tout désir violent est une démence commencée, et qui n’a éprouvé de violens désirs? Les rêves inquiets sont un délire passager, et qui n’a formé des souhaits incohérens ? Qui n’a jamais été obsédé par l’incessant retour de certaines images terribles ou attirantes? Mais notre volonté a eu la force de les écarter, de les repousser, de se soustraire à leur tyrannie. La folie n’éclate que du jour où l’homme se prête à ses illusions, qui lui extorquent son consentement. Le Tasse qui, dans ses momens lucides, se jugeait avec une remarquable clairvoyance et en savait plus long que ses médecins, disait un jour : « Je suis frénétique, et presque