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ne pouvant aspirer au premier de ces états, j’ai voulu m’essayer dans le second. » Une autre fois, se trouvant dans la société de plusieurs gentilshommes, comme il était demeuré longtemps silencieux, l’un d’eux fit tout bas la remarque que les longs silences sont un symptôme de dérangement d’esprit; à quoi, sans se fâcher, il répondit en souriant : « Vous vous trompez, jamais fou ne sut se taire. »

Qu’était-ce au fait que la folie du Tasse ? Il s’en est souvent expliqué lui-même dans ses lettres, et personne ne saurait mieux nous renseigner que lui. Tout d’abord, il était sujet à des hallucinations de la vue et de l’ouïe. Il voyait de petites flammes jaillir de ses yeux; il entendait des bruits étranges, des coups de sifflet, des tintemens de clochettes, des grincemens d’horloges, des voix d’hommes, de femmes, d’enfans et d’animaux, des rires sarcastiques: on criait à son oreille les noms de Paolo, de Giacomo, de Girolamo, de Francesco, de Fulvio. Ajoutez à cela des vapeurs, des fumées à la tête, des chaleurs au cerveau, des douleurs d’entrailles, des rongemens d’estomac. Ses incommodités et les bruits qu’il ne pouvait s’empêcher d’entendre le troublaient dans son travail, et lui causaient, nous dit-il, des accès de fureur, des frénésies.

Il attribuait souvent ses hallucinations à l’action secrète de puissances démoniaques. Comme les néo-platoniciens, nombre d’hommes de la Renaissance, Ficin, Pic de la Mirandole et bien d’autres, qui ne furent jamais fous, avaient cru aux démons, à l’influence des planètes, à la magie blanche et noire. Le Tasse y croyait aussi, et c’est pour cela que dans sa Jérusalem il a décrit avec une si merveilleuse netteté les complots, les enchantemens, les opérations des esprits ; ce n’est pas une machinerie de poète, ce sont les visions d’un croyant. Il affirma plus d’une fois qu’on lui avait jeté un sort, que des enchanteurs se plaisaient à le tourmenter, qu’il était ensorcelé, ammaliato. Il y avait à l’hôpital Sainte-Anne des rats qui menaient grand tapage; il les tenait pour des possédés. Un invisible lutin lui jouait toute sorte de tours. Une lettre qu’il avait reçue la veille a disparu, c’est le follet qui l’a dérobée, et demain ce même follet lui volera une assiette de fruits, une paire de gants, des livres serrés dans un coffre fermé à clé. Il a des retours de bon sens, et il s’efforce de se persuader que son imagination l’égaré, qu’il se forge des monstres; mais il en revient bientôt à croire qu’il y a quelque chose de diabolique dans son affaire. — « Je suis presque certain d’être ensorcelé, » répète-t-il, et il déclare que, pour guérir de ses maux, il aurait besoin non seulement d’un médecin et d’un confesseur, mais d’un habile homme qui ait le secret de conjurer les esprits, d’exorciser les démons.