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et universelle renommée, ayant perdu la tête depuis quelque temps déjà, il languissait dans un hôpital où son illustre protecteur, Alphonse II, duc de Ferrare, l’avait fait enfermer. « Quel saut vient de prendre, écrira Montaigne, de sa propre agitation et allégresse, l’un des plus judicieux, ingénieux et plus formés à l’air de cette antique et pure poésie, qu’autre poète italien ait jamais été. N’a-t-il pas de quoi savoir gré à cette sienne vivacité meurtrière, à cette clarté qui l’a aveuglé, à cette exacte et tendue appréhension de la raison, qui l’a mis sans raison, à la curieuse et laborieuse quête des sciences, qui l’a conduit à la bêtise, à cette rare aptitude aux exercices de l’âme, qui Fa rendu sans exercice et sans âme? J’eus plus de dépit encore que de compassion de le voir à Ferrare en si piteux état, méconnaissant et soi et ses ouvrages. »

Il était resté sourd aux conseils de son père, courtisan désabusé par de dures expériences; il avait voulu, lui aussi, vivre dans une cour, et quand il fut parvenu à se caser dans le palais de Ferrare, lieu de délices et de magnificences, ébloui de sa fortune, il crut avoir signé un pacte avec le bonheur. La vie qu’il y menait était celle qu’il avait désirée ; on lui avait octroyé des privilèges qu’on n’accordait à personne. « Ce que j’ai toujours cherché dans les cours, c’est une vie de loisir consacrée à l’étude, ozio letterato, sans être tenu à rien, sans obligations d’aucune sorte, car je ne sais pas rimer et servir à la fois. Aussi je prétends avoir la table, le logement et les honneurs sans être astreint au service. C’est en ma qualité de poète que j’ai droit à la fortune. » Il avait eu contentement et il en rendait grâce au duc Alphonse : « Daphné, s’écriait-il dans l’Aminta, c’est un Dieu qui m’a fait ces loisirs. Quand il me permit de me donner à lui, il voulut bien me dire : « Tircis, qu’un autre chasse les loups et les voleurs et fasse la garde autour de mes bergeries; qu’un autre distribue à mes serviteurs les récompenses et les peines ; qu’un autre paisse et soigne mes troupeaux; qu’un autre conserve les laines et le lait et qu’un autre les aille vendre au marché. Toi, vis dans le repos et chante! » Ses autels seront toujours ornés de fleurs par mes mains, et toujours je ferai monter jusqu’à lui les douces vapeurs d’un encens parfumé ! »

Peu d’années s’écoulent et Ferrare n’est plus pour lui qu’une prison. Deux fois il s’enfuit, deux fois il rentre en servitude, et bientôt le dieu dont il fleurissait les autels l’enferme dans l’hôpital Sainte-Anne, où il restera sept ans. Sa liberté recouvrée, il mène une existence errante, réduit aux expédiens, traînant de lieu en lieu sa besace, ses convoitises et sa misère, mendiant son pain, mendiant aussi des manteaux, des bijoux, des coupes d’argent,