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sa piété la stratégie d’un général et les calculs d’un homme d’Etat; il aurait gouverné à merveille une principauté italienne du XVIe siècle. Les chevaliers qui servent sous ses ordres, et qu’il a tant de peine à tenir, sont des êtres compliqués, raffinés, tels qu’en produit une civilisation très avancée. Ils sont aussi des âmes tourmentées, en qui la nature et la foi se livrent de perpétuels combats, qui tour à tour obéissent à la loi de l’Evangile et à la loi du cœur, et après trois siècles nous les trouvons fort semblables à nous.

Le choix heureux du sujet, la nouveauté des caractères, d’ingénieux artifices de composition, les voluptés mêlées aux batailles, la saveur pénétrante de certains épisodes, la divine musique du vers, tout devait concourir à assurer le succès, et on s’explique facilement que l’Italie ait éprouvé comme un frisson de plaisir en lisant et relisant un poème qui la promenait dans un monde inconnu, et lui procurait la joie de se reconnaître dans des figures étrangères et lointaines.

Les éditions se multiplièrent rapidement ; il fut traduit bientôt en français, en espagnol, en anglais, et dans tous les dialectes italiens, en bergamasque, en milanais, en génois, en calabrais, en napolitain, en vénitien, et Tancrède et Godefroy, comme le dit le comte Pasolini, « eurent la surprise de s’entendre parler bolonais[1]. »

Il plaisait aux princes, il plaisait aux hommes de guerre comme il plaira, deux siècles plus tard, à Napoléon ; l’auteur n’avait pas servi, mais son père, qui s’était battu en Afrique comme en Europe, lui avait souvent conté ses campagnes. Il fut goûté passionnément par les peintres, par les Carrache, le Zampieri, l’Albano, le Cignani, qui le préféraient à tout autre et s’y fournissaient de sujets. Dès la première heure, il avait séduit les femmes ; il séduira les petites gens, plus sensibles en Italie que partout ailleurs aux voluptés de l’oreille. « Que dirai-je de plus? écrivait Martelli; tes voiturins, les petits marchands, les bateliers le récitaient en voyageant, en travaillant, en ramant. » Autant en feront les montagnards de l’Apennin, les bergers de la campagne romaine, les pêcheurs du golfe de Naples. Un jour, Ugo Foscolo l’entendra chanter par des forçats qui, enchaînés deux à deux sur les plages de Livourne, recouraient au grand enchanteur pour tromper leur fatigue et leur ennui.

Si le poète parut admirable, l’homme excita l’étonnement et la compassion. La nouvelle s’était répandue que pendant que son poème, publié à son insu par des voleurs, lui acquérait une éclatante

  1. I Genitori di Torquato Tasso, note storiche raccolte da Pier Desiderio Pasolini; Rome, 1895.