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affectations, pour le subtil et le contourné. On lui opposait l’Arioste et son merveilleux naturel, sa parfaite simplicité, sa veine féconde, intarissable. Mais on peut appliquer aux poètes délicieux ce qu’il a dit de Sophronie : comme elle, par une faveur des cieux amis, ils se tirent heureusement de tous les hasards qu’il leur plaît de courir, tout leur est pardonné, et leurs négligences sont leurs artifices :


Le negligenze sue sono artifici.


Leur grâce, qui est la plus forte, sauve leurs défauts; si on les en corrigeait, ils ne seraient plus eux-mêmes, et leur figure nous séduit tant que nous n’y voulons rien changer et que nous aurions honte de discuter les plaisirs qu’ils nous donnent. « Le seigneur Torquato Tasso, écrivait Bartolomeo Zucchi le 20 juin 1595, est parti il y a quelques jours pour une vie meilleure, nous privant de la plus grande lumière de poésie et de belles-lettres qu’ait possédée notre âge. Vit-on jamais dans notre langue des vers plus majestueux, plus véritablement héroïques, et en même temps plus doux que les siens?... Plaise à Dieu de lui accorder la gloire immortelle du paradis, après qu’il s’est acquis par ses œuvres toute celle que peut décerner ce monde ! »

Ce n’est pas seulement par ses grâces irrésistibles que le Tasse s’est imposé à l’admiration de ses contemporains. Hormis sa poésie lyrique, où il s’est assujetti à des traditions établies, datant de Pétrarque et des Provençaux, à des règles constantes qu’un poète de cour ne pouvait transgresser, il a renouvelé les genres dans lesquels il s’est essayé, et il n’a pas été un imitateur, mais un de ces originaux qu’on imite. Il a excellé le premier dans l’art composite ; il a su assortir le vieux au neuf, les marier dans une exquise harmonie, et s’inspirer de Virgile en exprimant les pensées et les sentimens de son siècle. Son Aminta, ce chef-d’œuvre du genre bucolique, favola boscareccia, qui fut représenté pour la première fois le 31 juillet 1573 dans l’île du Belvédère, en présence du duc Alphonse II, porte partout l’empreinte de la pastorale grecque et latine ; mais les bergers et les bergères qui figurent dans cette pièce, riche en allusions à la chronique secrète de Ferrare, sont nés sur les bords du Pô dans la seconde moitié du XVIe siècle, et leurs entretiens, leurs déclarations et leurs querelles amoureuses sont des airs de guitare, de viole et de rebec transposés, arrangés pour la lyre antique. Aucun des assistans ne doutait que la grotte de l’Aurore, où se lisait cette inscription : Lungi, ah! lungi ite, o profani! ne fût une salle du château de Ferrare dont la porte ne s’ouvrait pas au premier venu; ils n’hésitaient pas à reconnaître dans le médisant Mopso un philosophe