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nombre d’actionnaires, ou, ce qui est le cas le plus fréquent, entre un petit nombre de gros actionnaires, nous voyons la direction jouir en fait des mêmes pouvoirs indépendans. Aux États-Unis, les actionnaires sont rarement consultés lors de l’émission d’un emprunt; leur avis n’est pas toujours requis pour l’augmentation du capital social et ne l’est jamais dans la fixation des dividendes : autant de questions qui relèvent de l’administration seule. Cette autocratie de gestion s’explique d’ailleurs par le rôle essentiellement militant de ceux qui dirigent un chemin de fer en Amérique : toujours sur le qui-vive dans la lutte générale de la concurrence, il faut qu’ils puissent engager inopinément une guerre de tarifs, s’y défendre sans retard, devancer un rival dans une extension ou une acquisition, protéger leur crédit contre les assauts d’un compétiteur à la Bourse; ils ont besoin d’une autorité exceptionnelle, presque arbitraire, pour agir seuls et vite; ils se font dictateurs par la force des choses.

Ces pouvoirs discrétionnaires sont réunis dans la personne du President, assisté d’un comité de directeurs dont le rôle est d’ordinaire assez effacé ; le président a sous ses ordres un état-major, des vice-présidens délégués aux diverses branches du service, un general manager chargé de l’exploitation technique. Entrons un instant dans un de ces grands buildings modernes, aux multiples ascenseurs, cloisonnés en offices minuscules et innombrables, que les compagnies de chemins de fer se partagent souvent par étages et où elles vivent silencieusement les unes au-dessus des autres. Faisons passer notre carte au président, et après que nous avons répondu au brusque well, sir, what can I de for you? qui nous accueille, examinons le fonctionnement simple, précis, rapide de la machine administrative. De bureaux, point ; pas de commis irresponsables préparant les rapports que les chefs signent sans lire ; la devise est : chacun pour soi. Le travail, essentiellement divisé, est en même temps décentralisé; du haut en bas de l’échelle chacun a ses attributions et sa responsabilité propre, et fait tout par lui-même ; c’est le meilleur système pour mettre en valeur les qualités individuelles. Comme personnel auxiliaire, nous ne voyons que les boys qui font les courses et les typewriter girls qui écrivent à la machine les lettres qu’elles viennent de sténographier sous la dictée. Rien ne traîne : chaque affaire doit recevoir sa solution dans les vingt-quatre heures. Tout le monde est affairé, busy, surchargé, et, depuis le président jusqu’au simple clerk, chacun donne neuf heures de travail par jour. D’ailleurs une grande administration de chemins de fer occupe peu de personnel et peu de place : le Chicago Burlington and Quincy, qui exploite dans l’Ouest plus de dix mille kilomètres de lignes, ne