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colons que la communauté n’a besoin d’eux, et à l’heure actuelle ce sont les villes qui viennent s’élever spontanément le long des routes déjà tracées dans le Far West.

Aux abus dans la construction succédèrent des abus plus graves dans l’exploitation. Les charters laissaient en principe aux compagnies le libre maniement de leurs tarifs, se fiant au jeu naturel des forces économiques pour assurer partout un juste équilibre dans les prix de transport; il arriva que là où il n’y avait pas concurrence, le monopole des compagnies devint tout-puissant, et que la volonté arbitraire d’un traffic manager put faire de ces tarifs soit un élément de prospérité locale, soit une arme terrible d’oppression et de tyrannie. C’est qu’en effet la concurrence n’est pas, par nature, uniforme et absolue en matière de chemins de fer comme dans les autres industries; elle est géographiquement limitée aux lieux que réunissent deux ou plusieurs lignes ferrées, ou, comme on dit en Amérique, aux competitive points. Tous les avantages du régime se concentraient donc naturellement sur les points de concurrence, où, grâce à la réduction des frais de transports, l’industrie et le commerce trouvaient des élémens exceptionnels de progrès, des garanties certaines de supériorité. Sur les autres points, au contraire, maîtresses de leurs tarifs, les compagnies rehaussaient ceux-ci sans mesure, de manière à se récupérer dans les régions de monopole des bénéfices qu’elles n’avaient pas faits dans les régions de concurrence; le prix des transports montait d’autant plus qu’il était plus bas partout ailleurs. Ce régime donnait lieu parfois à des anomalies bien bizarres : ainsi, en mai 1878, le tarif du transport du blé de Chicago à Philadelphie était de treize cents, tandis que pour les expéditions sur Pittsburg, la distance étant réduite de près de moitié, le tarif s’élevait à dix-huit cents. L’affaire dite de Winona a été souvent rappelée dans les débats parlementaires à Washington. Winona est une petite ville de l’Etat du Mississipi située à peu près à demi-distance entre Memphis et la Nouvelle-Orléans, sur l’Illinois central railroad ; or le transport d’une balle de coton de Memphis à la Nouvelle-Orléans se payait un dollar, alors que la compagnie demandait plus de trois dollars pour transporter une même balle de coton de Winona seulement à la capitale de la Louisiane. Parle fait des rehaussemens de tarifs, des régions entières se trouvaient ainsi sacrifiées au profit des points de concurrence ; elles voyaient leur industrie émigrer, leur agriculture menacée se ralentir, leur développement économique s’arrêter. Le territoire des Etats-Unis put se diviser en deux parties dont l’une profita de tout ce qui manquait à l’autre. Les compagnies étaient devenues les régulateurs du progrès, et le régime de la