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compagnies, et c’est cette politique favorable, mais réservée, qui a subsisté depuis lors.

La concession, au sens européen du mot, c’est-à-dire l’exploitation d’un monopole conféré par l’Etat sous certaines conditions, est chose inconnue en Amérique; la charter, pure formalité commerciale, est l’acte constitutif de toute société anonyme, rendu par la législature qui, seule, a le droit de créer des personnes morales à existence collective et perpétuelle. Cet acte reconnaît et détermine officiellement la ligne à construire, accorde à la compagnie le droit d’expropriation, sans lui attribuer d’ailleurs monopole ni privilège d’aucune sorte; en revanche, on l’obtient sans condition. Pas d’enquête d’utilité publique, si ce n’est dans quelques États de l’Est où cette mesure est d’ailleurs illusoire : on s’en rapporte aux fondateurs pour apprécier si la ligne doit être productive, c’est-à-dire utile. Les législatures fixent le montant du capital de la compagnie, mais leurs exigences sont, d’habitude, fort modestes à cet égard ; c’est ainsi que MM. Leland Stanford, G. P. Huntington et G. F. Crocker ont pu entreprendre la construction du Central Pacific railroad avec moins de deux cent mille dollars dans leurs poches ; le versement du capital n’est contrôlé que par les intéressés, s’ils le peuvent. Enfin la charter est tout particulièrement exempte des charges et obligations multiples qui font qu’en Europe les pouvoirs publics semblent souvent chercher à détruire par le menu les privilèges qu’ils accordent en bloc à leurs concessionnaires. On voit qu’en pratique l’industrie des chemins de fer est aussi largement ouverte que toute autre branche d’industrie à l’initiative de chacun.

Grâce à ce régime extrême de liberté sans contrôle, le travail de la construction du réseau rassembla dès l’origine toutes les forces dont le pays pouvait disposer; d’autres causes contribuèrent en même temps à attirer dans cette voie l’ardeur de l’esprit d’entreprise. Ce fut d’abord le développement extraordinaire en population et en richesse de ce peuple aujourd’hui dans la force de sa virilité, ce sont ces progrès menés à pas de géans dont le Census signale, de décade en décade, la trace à l’étonnement du vieux monde, et qui se traduisent par la demande toujours croissante de moyens de transport. Dans l’Ouest les grands mouvemens d’activité colonisatrice et de spéculation immobilière, les booms of the eighties, donnèrent l’essor à une extension sans limite des voies ferrées dans la vaste étendue des terres libres que chacun s’arrachait. Tentée par les rapides profits à tirer d’un pays naissant, soutenue par la spéculation, la construction des lignes nouvelles trouvait encore un élément d’excitation dans les rivalités d’influence qui s’établissaient alors entre les diverses