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sique. Ils ont grand soin de se tenir toujours sur le terrain des faits. Bien qu’anticléricaux au point de vue politique, ils affectent de dire que la religion est affaire de conscience. Ils n’ont pas de temps à perdre à des questions d’école. Il leur suffit d’une doctrine générale, aux traits bien définis, qui leur permet de prendre nettement position toutes les fois que les circonstances le demandent, et de préconiser pour les problèmes urgens une solution socialiste. Même un exposé approfondi de leurs principes, avec toutes les conséquences qui en découleraient logiquement, ne leur paraît pas indispensable. L’évolution naturelle de la société, et le temps, qui, disent-ils, travaillent pour eux, feront apparaître peu à peu ces conséquences. À mesure qu’elles s’approcheront et qu’elles deviendront imminentes, l’opinion qui s’en effraye aujourd’hui en reconnaîtra à la fois l’évidence et la nécessité.

Quand les socialistes s’élèvent à des vues générales sur la philosophie de leur doctrine, ils font plutôt appel à l’histoire qu’à la spéculation métaphysique, obéissant en cela, eux aussi, à une tendance générale du siècle. D’après eux, la loi la plus générale de l’histoire est la « lutte des classes », de celles qui n’ont rien contre celles qui possèdent. Tous les grands conflits politiques ont leur raison dernière, qui est d’ordre économique, dans la production et la répartition des moyens de subsistance et de la richesse. Ainsi la lutte de la plèbe romaine contre les patriciens, la lutte des communes contre le régime féodal, la lutte du tiers contre les ordres privilégiés, et aujourd’hui enfin, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie capitaliste : autant d’épisodes semblables d’un même drame qui se poursuit toujours. Cette philosophie de l’histoire, que Marx et Engels aiment à développer, porte parfois, en Allemagne, le nom de matérialisme historique. Et en effet, subordonner tous les phénomènes sociaux et politiques aux phénomènes économiques, seuls considérés comme essentiels, et trouver là l’explication de toute la vie morale, artistique, littéraire des nations, n’est-ce pas imiter les matérialistes, qui font dépendre la conscience et la pensée des fonctions organiques, non seulement comme de leurs conditions, mais comme de leurs causes ? Mais l’analogie ne va pas plus loin. Car tandis que le philosophe matérialiste prétend répondre au problème essentiel de la métaphysique, le socialiste, homme d’action avant tout, se propose un autre but, et ne cherche dans la philosophie de l’histoire qu’une raison de plus de croire au prochain triomphe de sa cause. C’est un argument autant qu’une théorie.

On voit combien les circonstances présentes sont peu favorables à la spéculation métaphysique en Allemagne. Il n’est donc pas