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villes du moins, contre tout ce qui ressemble à une tutelle patronale, assimilée dans les ateliers à une tutelle seigneuriale, nous font, hélas ! désespérer du rétablissement de la paix sociale par les seules pratiques du patronage. Conservons-les, restaurons-les même, ces saines et douces pratiques, là où la coutume et les mœurs le permettent ; mais ne nous obstinons pas à l’impossible et ne fermons pas les yeux devant l’inévitable. Tout en cherchant à renouveler l’antique patronage, à en élargir les procédés, à en varier les applications pour les approprier, si faire se peut, à l’esprit contemporain et aux préjugés des classes ouvrières, il semble que, à son défaut, là où nous ne pouvons le rétablir, il faille nous résigner à lui substituer d’autres relations entre le capital et le travail.

Déjà, pour se faire tolérer, le patronage est obligé en mainte contrée de se déguiser; il en est réduit à se dissimuler. A l’inverse du passé, il lui faut, pour se faire pardonner ses bienfaits, les voiler avec un soin discret, au lieu de s’en parer avec ostentation. Le patron ose-t-il encore prétendre au rôle de providence de ses ouvriers, il est bon que, à l’imitation de Dieu, cette providence patronale se garde de faire voir sa main.

Entreprises individuelles ou sociétés anonymes, mines ou manufactures, les patrons qui s’étaient montrés les plus généreux pour les travailleurs l’ont appris à leurs dépens. « Les faveurs dont on le comble n’inspirent à l’ouvrier aucune reconnaissance : il s’habitue à les considérer comme des droits et devient de plus en plus exigeant, » écrivait récemment un homme qui avait passé des années au milieu des mineurs, près d’un chef d’industrie qui avait mis sa gloire à se montrer le père de ses ouvriers[1]. — « L’ouvrier ne croit pas d’ailleurs au dévouement, au désintéressement des patrons : il s’imagine que, si on lui fait du bien, c’est par intérêt[2]. »

Tel est le dernier mot de l’expérience patronale. Les œuvres, les institutions ouvrières, fondées à grands frais par les chefs d’industrie, ils doivent, de plus en plus, en abandonner la gestion à leurs ouvriers. C’est le seul moyen de les rendre chères, sinon de les rendre utiles, à ceux qui en profitent. L’ouvrier ne s’attache qu’aux institutions qu’il administre lui-même; tout au plus admet-il, à l’occasion, les conseils ou le concours des patrons, heureux s’il peut se passer de leur direction, sinon de leur argent.

Un esprit nouveau a, de la politique, soufflé sur l’usine, et, à l’exemple des institutions publiques, les institutions ouvrières

  1. Notice sur les institutions ouvrières des mines de Blanzy, anonyme, 1894. Cf. Un grand patron modèle: M. Léonce Chagot, par M. Charles Robert, Réforme sociale du 16 août et du 1er septembre 1894.
  2. Même notice.