Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/312

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les administrateurs des sociétés par actions, réunis, une fois la semaine, au siège social, souvent loin des ateliers, à l’abri du ronflement importun des machines et des métiers, ne devaient-ils point avoir pour unique souci de grossir ou de maintenir le dividende annuel? Les actionnaires, simples porteurs de parts, rassemblés, une fois par an, dans une salle de location, pour approuver les comptes de l’année, pouvaient-ils s’inquiéter d’autre chose que du chiffre des bénéfices? Ils étaient enclins à ne voir dans la « main-d’œuvre », selon un terme courant trop expressif, qu’un instrument de travail ; un outil automatique qu’un bon industriel devait se procurer au plus bas prix possible ; une sorte de machine vivante dont l’entretien seul importait et dont l’usure alarmait d’autant moins qu’elle se reproduisait elle-même et que, pour la remplacer, il n’était pas besoin de l’amortir. Ces actionnaires, bonnes gens d’habitude, braves et paisibles bourgeois, n’étaient nullement, comme nous les représentent les socialistes; des monstres d’avidité et de cruauté; mais ils n’avaient pas affaire à l’ouvrier, à sa femme, à ses enfans. S’ils pénétraient dans les rouges galeries des hauts fourneaux, ou s’ils descendaient dans les sombres puits des houillères, c’était une fois, par hasard, en voyageurs qui visitent une curiosité; — l’ouvrier restait pour eux quelque chose d’impersonnel, de vague et de lointain, comme d’abstrait et d’étranger; leurs gros yeux endormis n’étaient témoins ni de son labeur ni de ses souffrances ; et, sans être sourdes, leurs oreilles ne percevaient pas les gémissemens de ceux qui allaient bientôt se dénommer les damnés de l’enfer industriel.

Il n’en était de même, il est vrai, ni des directeurs ni des ingénieurs des sociétés anonymes : ceux-là étaient en rapport direct avec l’ouvrier; ils n’avaient pas de peine à découvrir, sous sa blouse ou son bourgeron, un être de chair et d’os, un être humain vivant et sensible; et, pour lui témoigner de leur intérêt, pour se préoccuper de sa destinée au sortir du travail, beaucoup n’ont pas attendu les sommations du socialisme. La preuve en est l’ancienneté des institutions de prévoyance chez la plupart des sociétés anciennes. Dans nombre d’entre elles cependant, je veux bien l’admettre, au risque d’être injuste envers beaucoup, le devoir social, sans être entièrement méconnu, n’était ni assez bien compris, ni assez largement pratiqué. Ou mieux, presque partout, dans l’industrie, de même que dans le commerce, primait le point de vue mercantile, l’inquiétante, l’obsédante question du prix de revient, dont aucune industrie ne saurait s’affranchir. Les intérêts matériels, qui, aujourd’hui encore, pèsent d’un poids si lourd sur les meilleures volontés, reléguaient au second plan les intérêts