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d’habitude, juge et partie à la fois. Il s’attribue, chez nous au moins, dans notre patient pays de France, des privilèges qu’il dénie à tout autre. En dépit de tant de révolutions, il est toujours prompt à faire valoir sa souveraineté ; il pratique sans scrupule le quia nominor leo. Qui agit ou parle en son nom est enclin à traiter le public de haut, comme un seigneur son vassal. S’il reste, dans notre République, des traces de l’ancien régime, c’est là surtout, dans l’attitude de l’Etat et dans les procédés de ses agens vis-à-vis des particuliers. L’abolition du droit divin n’y a rien changé; pour parler au nom du peuple, les fonctionnaires n’en sont peut-être que plus arrogans. Le moindre commis, parodiant Louis XIV, semble marmotter, derrière son guichet : « L’Etat, c’est moi! » — Bref, chaque fois qu’un service passe des mains d’une société aux mains de l’Etat, le public y perd deux choses : une garantie et un recours[1].

Quant aux bonnes âmes qui se plaignent de la rapacité des compagnies et qui se persuadent que, pour abaisser les prix et les tarifs, il n’y aurait qu’à substituer l’Etat aux sociétés privées, elles oublient que, le plus souvent — pour les chemins de fer, pour les omnibus, pour le gaz, pour les eaux — l’élévation apparente des tarifs est le fait même des impôts et des taxes mis par l’Etat et par les municipalités; si bien que, d’habitude, l’État et les villes prélèvent, sur toutes les affaires, incomparablement plus que le capital et les actionnaires[2]. Le fisc est autrement vorace que le

  1. .C’est ainsi que, pour les postes et les télégraphes, l’État n’admet pas d’être rendu responsable des retards ou des erreurs du service, et pour le télégraphe notamment, les erreurs sont fréquentes et portent souvent un préjudice réel. De ces erreurs de l’administration des télégraphes, dont il est inutile de se plaindre, j’en puis citer une qui m’a mis dans l’embarras, il y a quelques mois. Je devais aller à Lille inaugurer une série de conférences placées sous le patronage du Comité de Défense et de Progrès social, lorsque, à ma grande surprise, le 22 janvier dernier, je reçus un télégramme ainsi libellé : Conférences lilloises commenceront vendredi sans votre présence. J’allais renoncer à partir, quand une lettre m’apprit qu’on m’attendait toujours. On m’avait télégraphié de Lille : Conférences commenceront sous votre présidence.
  2. Je pourrais citer, de nouveau, l’exemple des Compagnies de voitures et d’omnibus de Paris qui payent à l’État et à la Ville, en droits, redevances et taxes de toute sorte, deux et trois fois plus qu’elles n’attribuent à leurs actionnaires. Ainsi les Omnibus de Paris ont, en 1892, supporté 121 francs, en 1893, 131 francs de taxes diverses par action, tandis que le dividende distribué à chacune des actions ne montait qu’à 40 francs. L’État et la Ville prélèvent ainsi trois fois plus que le capital. Voyez le Rapport du Conseil d’administration pour l’année 1893. Quant à la Compagnie générale des Voitures de Paris, elle payait à l’État et à la Ville, en 1893, 68, 40 pour 100 de ses bénéfices bruts. Pour le bénéfice net, la recette quotidienne d’une voiture de place était en moyenne de 15 fr. 43, prix de location de la voiture au cocher. Sur cette somme l’État et la Ville percevaient en impôts 2 fr. 44 et le capital seulement 11 centimes. En d’autres termes, une voiture qui rapportait net 39 fr. 37 pour l’année, payait 890 fr. 75 d’impôts. Voyez le Rapport du Conseil d’administration à l’assemblée générale du 30 avril 1894.