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Il faut donc que les triumvirs triomphent des royalistes, mais qu’ensuite ils se détruisent eux-mêmes : Bonaparte les aidera à anéantir l’ennemi commun, puis, cet ennemi abattu, il se fera contre eux le chef des mécontens, des déçus, de tous ceux que la tyrannie et l’incapacité des gouvernans dégoûteront et effraieront. Plus patient et plus perspicace que Hoche, il n’eut garde de se livrer au Directoire. Il jugea que son épée serait déplacée dans ce qu’il qualifiait une « guerre de pots de chambre ». L’armée devait tout décider, mais en paraissant obéir et n’obéir qu’aux lois. Elle n’apparaîtrait que pour sauver la constitution ; elle laisserait aux Directeurs la responsabilité du complot et du sophisme ; mais le personnage de sabreur naïf et grossier n’était point l’affaire de Bonaparte. Tout en se réservant de marcher sur Paris si les choses tournaient trop mal, il estima suffisant d’y envoyer un homme de main, qui tiendrait, à l’égard du Corps législatif, l’emploi, fort utile, et peu glorieux, d’Abner dans la tragédie classique. Il avait à sa disposition un des plus brillans parvenus de la Révolution, bon tacticien, batailleur intrépide, mais tête creuse, suffisant, général avec un panache de tambour-major et une faconde de sans-culotte, la politique d’un matamore et « la plus forte lame de France. »

Le 27 juillet, Bonaparte écrivit au Directoire que le général Augereau avait demandé de se rendre à Paris « où ses affaires l’appelaient ». Ces affaires étaient d’envahir une assemblée au nom de la liberté, de violer la constitution afin de régénérer la République, de le dire, de le croire et d’empoigner les gens qui n’approuveraient pas. Cette arrivée d’Augereau s’annonçait à propos, le lendemain de la déconvenue de Hoche. Bonaparte, comme toujours, avait saisi le joint et opéré au bon moment. Augereau cria partout, sur son chemin, et à Paris, dès son arrivée, qu’il venait exterminer les royalistes. Il confia à Barras que l’armée ne demandait qu’à épurer les conseils, que Bonaparte était prêt à la mettre en mouvement, et qu’il tenait plusieurs millions à la disposition des défenseurs de la liberté. Les triumvirs reprirent de l’aplomb. Ils avaient Bonaparte avec eux : la République était sauvée ! Sandoz écrivait le 11 août : « Le général Bonaparte jouit aujourd’hui de la plus grande faveur dans le Directoire… J’en ai été témoin… » Les Directeurs Reubell et Larevellière le désignent « comme le bouclier de la constitution présente. »

De part et d’autre, on se prépare au combat, mais on s’épie, on s’attend. Chaque faction espère que l’autre commettra quelque imprudence grossière et trébuchera dans son propre filet, ce qui permettra de l’assommer juridiquement. Les meneurs des conseils