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travaillait pour lui-même. Talleyrand, rentré depuis peu en France, n’avait recherché le ministère que par contenance, pour assurer sa sécurité dans le présent, ménager sa fortune dans l’avenir. Les façons des triumvirs lui répugnaient, leur politique lui semblait funeste. Il essaya, au début, de leur en indiquer, avec toutes les précautions d’une exquise politesse, les inconvéniens et les dangers. Les triumvirs le renvoyèrent brutalement à son encrier et à ses papiers. Son affaire n’était point d’avoir des idées, de posséder des connaissances et de donner des conseils ; elle était de rédiger et de requérir, selon les formes, de dresser en belle écriture de chancellerie leurs décrets souverains et d’en tirer, pour la galerie, de belles déductions selon la lettre du droit public. Talleyrand se soumit avec aisance, mais non sans ironie, et rendit en mépris caché ce qu’il recevait d’affronts. Les triumvirs parurent dès lors goûter sa manière de servir. Ce ci-devant évoque, grand seigneur et homme de cour, se fit le secrétaire de Reubell et de Larevellière-Lépeaux. Il délaya, tant qu’ils voulurent, en son style coulant et élégant d’homme du monde ; il effaça, recommença, raisonna, déraisonna, motiva, réfuta, argumenta contre les peuples, argumenta pour les peuples, avec un inépuisable scepticisme ; se consolant, çà et là, par une parenthèse subtile, par quelques repentirs adroitement dissimulés qui n’avaient de sens que pour lui et d’intérêt que pour les futurs mémoires où il referait l’histoire, à sa façon, et prouverait qu’il n’avait jamais été dupe de personne, surtout de lui-même. Les Directeurs, à ses yeux, n’occupaient la scène que pendant l’entr’acte : ils tomberaient dans leurs propres trappes et s’enfonceraient dans les dessous dès que le rideau serait levé et que la véritable pièce recommencerait. Talleyrand, comme tout le monde, attendait l’homme qui ferait le dénouement, mais mieux que tout le monde, il discerna l’homme et il alla droit à lui.

Dès le 24 juillet, il écrivit à Bonaparte pour lui annoncer sa nomination, et il ajouta : « Justement effrayé des fonctions dont je sens la périlleuse importance, j’ai besoin de me rassurer par le sentiment de ce que votre gloire doit apporter de moyens et de facilités dans les négociations. Le nom seul de Bonaparte est un auxiliaire qui doit tout aplanir. Je m’empresserai de vous faire parvenir toutes les vues que le Directoire me chargera de vous transmettre, et la renommée, qui est votre organe ordinaire, me ravira souvent le bonheur de lui apprendre la manière dont vous les aurez remplies. » Bonaparte était homme à goûter ce chef-d’œuvre de flatterie raffinée et à se pénétrer de l’insinuation qui se dégageait de l’entre-deux des lignes. Aucun signe ne lui avait