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Néanmoins, la Correspondance laisse quelques déceptions à notre dilettantisme. Cet homme austère a passé vingt-cinq ans dans l’Italie, dans la Rome de la Renaissance ; il a vu les spectacles pittoresques, les tragédies de cette époque animer un cadre d’art et de beauté ; il a vécu dans la compagnie de l’élégant et aimable Cynthio Aldobrandini, le cardinal-neveu, le Mécène des artistes et des poètes, il a respiré dans ce feu de vie charmante, comme la salamandre, sans qu’une étincelle l’ait touché. Pas un mot, dans cette volumineuse correspondance, ne permet de croire que d’Ossat ait jamais levé les yeux sur un tableau, une statue, un palais; il n’a pas daigné retenir une anecdote, un fait de la vie contemporaine, une vision du milieu où il négociait. Il n’eût pas écrit autrement de la tente de Gengis-Khan. Insensible aux sourdes forces de la nature qui émeuvent la plupart de ses contemporains, dans cet ardent printemps du XVIe siècle, d’Ossat est en avance, déjà l’un des instrumens que façonnera Richelieu : machine de précision au service d’un grand intérêt d’Etat. Dans les yeux abstraits, dans le visage osseux et maigre que nous montrent ses images, toute la flamme de vie est retirée au cerveau, brûlant pour un seul objet; et cet objet est assez beau : « faire son debvoir de bon François. »

Il le faisait encore quand la mort le surprit, en 1604. Quelques jours avant, il écrivait à Henri IV, à Villeroy. Du sommet où l’âge et les dignités l’avaient porté, son regard s’étendait sur toutes les matières de la politique ; il écrivait en ministre d’État, conseillant au roi de développer la marine, les colonies, le commerce, l’engageant à restreindre ses dépenses et à penser « au pauvre peuple trop foulé. » — Cet enfant du peuple qui trouvait de ces plaintes du cœur pour les siens, ce Français dont on sent vibrer la fibre profonde, quand certaines défaites de Clément VIII la blessent, — « je lui ai répliqué qu’il n’y avait qu’un Roy de France, ni qu’un Paris au monde... » — cet homme qui vit le bon parti dans la guerre civile, s’y rangea sans gauchir un seul jour, et contribua au relèvement de notre puissance en même temps qu’au perfectionnement du langage qui la devait exprimer, — on estimera peut-être qu’il méritait un peu de notre piété pour sa mémoire oubliée. Après avoir lu M. Degert et la Correspondance, on ne risque plus de passer indifférent devant le marbre qui recouvre les cendres d’Arnaut d’Ossat, sur le champ même de ses victoires, dans la paix lointaine de Saint-Louis-des-Français.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.