Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les écus envoyés par M. de Marca tombaient aux mains des détrousseurs, on passa seize mois « sans recevoir un seul denier de Gascogne, en grande povreté et fascherie. » L’honnête clerc subvint de son mieux aux nécessités de ses pupilles ; leur départ lui rendit la liberté. Il s’adonna dès lors tout entier à l’étude de la philosophie, prit parti pour Ramus contre Aristote et Charpentier. Echauffé par la grande querelle de ce temps, il commença de se faire connaître en écrivant un mémoire où il défendait Ramus et attaquait le terrible Charpentier ; bref, à la veille de la Saint-Barthélémy, le futur cardinal était engagé dans une très courageuse et très dangereuse voie, sur les traces du maître suspect qui allait périr si misérablement pour avoir préféré Platon à Aristote. Heureusement l’envie lui vint d’étudier sous Cujas, à Bourges : ce fut une diversion; et il finit par entrer au service de Paul de Foix, qui embrigada d’Ossat dans la bande de savans qu’il emmenait à son ambassade d’Italie.

Une académie ambulante plutôt qu’une ambassade, comme le remarque M. Degert. De Thou, qui était du voyage, en a écrit la relation ; rien ne fait mieux comprendre l’ivresse d’études abstraites qui grisait certains esprits de ce temps, la fureur de docte controverse à peine exagérée dans l’énorme caricature de Rabelais. Au débotté, dans les auberges d’Italie, le seigneur de Foix s’enferme avec sa ménagerie d’hellénistes : Niphus, Uttenhovius, Choesne, d’Ossat; on reprend la discussion entamée pendant la marche. Ils ne regardent rien du monde extérieur, rien de l’adorable musée qui vient de surgir tout le long du jardin enchanté, des Alpes aux deux mers. Ils lisent, ils argumentent, jusque dans le temps des repas, sur les dialogues de Platon, les sommaires du Digeste, les problèmes de la physique. Paul de Foix visita ainsi tous les princes souverains auprès desquels il était accrédité. Rappelé en France par la mort de Charles IX, il ne fit à Rome qu’un court séjour; il y revint en 1579, toujours accompagné de son fidèle d’Ossat. Promu aux fonctions de secrétaire de l’ambassade, le philosophe allait changer d’état, trouver sa vraie vocation. Comme il arrive souvent aux hôtes de passage qui ne savent plus s’arracher de Rome, la Ville éternelle devait fixer dans la vie et dans la mort cette destinée jusqu’alors vagabonde. D’Ossat y vécut vingt-cinq ans; il y mourut, sans avoir revu une seule fois la patrie qu’il servait d’un zèle infatigable, les rois et les ministres dont il recevait les directions. On ne voit pas qu’il ait souffert de cet exil : rien ne trahit dans ses lettres la douce nostalgie de son devancier Du Bellay :


Plus mon Loyre gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré que le mont Palatin...