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II

Sur leurs légers esquifs, les Northmans de Rollon sans peine étaient montés jusqu’à Rouen. Tant que les navires n’eurent besoin que de quelques pieds d’eau pour naviguer, la vieille cité normande, fière déjà d’être, sur le fleuve, la porte de Paris, put se vanter d’être aussi un port de mer. Jusqu’au milieu de ce siècle, son commerce se contentait de ces petits navires de 100 à 150 tonneaux au plus, presque des barques, qui mettaient douze à quinze jours à franchir, et encore au prix de nombreux hasards, les 120 kilomètres de ce chenal irrégulier, changeant, jalonné d’épaves, qui de la mer conduisait à Rouen. Le fret était cher, moins encore cependant que le roulage de la grande route du Havre, et l’on vivait ainsi.

Mais la vapeur, les chemins de fer, vinrent secouer l’heureuse indolence de nos pères. L’heure de l’activité fébrile avait sonné. La navigation connut le prix du temps. On voulut transporter beaucoup, vite, à peu de frais. Les navires accrurent leurs dimensions, enfoncèrent de plus en plus leurs quilles au sein des ondes, et durent renoncer alors à naviguer dans les chenaux sans profondeur de la Seine maritime. Le Havre les vit arriver en grand nombre. Rouen allait-il donc cesser d’être un port de mer ? La première moitié de ce siècle se passa sans qu’une réponse satisfaisante fût faite à cette question. Même on parlait d’écluses, par conséquent de barrages. On revenait au projet d’un canal latéral à la Seine, allant de Rouen à la mer, et dont l’ingénieur Gachin, l’un des hardis constructeurs de la digue de Cherbourg, avait, sous l’inspiration du sage Trudaine, ébauché une sorte d’avant-projet. Mais l’énormité de la dépense fit hésiter tous les gouvernemens qui se succédèrent. En 18i5, rien n’était fait encore, et Rouen, déserté par le commerce, assistait, attristé et jaloux, à la croissante prospérité du Havre.

C’est alors que Rouniceau, à ce moment simple ingénieur ordinaire des ponts et chaussées, s’inspira de ce qu’à la fin du siècle dernier avaient entrepris les ingénieurs écossais pour améliorer la Clyde entre Glascow et la mer. Il proposa de resserrer le cours du fleuve entre deux digues longitudinales dont l’écartement augmenterait progressivement à mesure qu’on s’approcherait de la mer. C’était donner des rives inflexibles à un chenal fixe et régulier, dans lequel, concentrés et maintenus, les courans de flot et de jusant, au lieu de se disperser dans toute l’étendue du lit, acquerraient des vitesses suffisantes pour déblayer le fond et en accroître ainsi la profondeur. Une loi du