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Elle ne connaissait d’autres Européens que les missionnaires et croyait que tous les étrangers, tous les vazahas, avaient droit au titre de « mon père. »

Son père... Et pourquoi pas? J’aurais pu avoir un fils de cet âge.

Conformément à l’avis du curé de Mahamasine, il fut convenu que cet enfant habiterait ma maison, confié aux soins de sa sœur et de son beau-frère, tandis que Faralahy resterait près d’Euphrasie.


II

— Monsieur n’oubliera pas de donner désormais deux sous de plus par jour pour le riz et la viande des domestiques... Il convient aussi d’acheter deux ou trois yards de cotonnade blanche afin de vêtir le gamin...

Beau parleur autant que bon économe, Jean cumulait chez moi les fonctions d’interprète et celles d’intendant... Il n’aimait pas les occasions de dépenses nouvelles et semblait, en me soumettant le budget de mon jeune pensionnaire, vouloir me laisser seul responsable de ma prodigalité.

Boutou s’était présenté la veille sous une épaisse loque de drap grenat, débris d’une ancienne livrée usée à Paris par Jean, alors simple groom, au début de sa carrière. À ce haillon, on allait substituer une chemise, plus décente certainement, mais vraiment bien légère pour la température des hauts plateaux... Ma sollicitude paternelle s’en émut.

Jean se mit à rire, assez irrévérencieusement.

— La veste rouge ! c’était pour faire honneur à Monsieur ! De sa vie le gamin n’a possédé de vêtement... Jusqu’ici son père et sa mère l’ont laissé patauger tout nu dans les rizières, à la pêche des crevettes, des crabes et des petits poissons... Ils ne savent pas encore habiller les enfans, ces sauvages-là!

Il les appelait sauvages... telle était la distance que le contact des Européens, un voyage en France, une assimilation partielle aux idées étrangères, avaient mise entre eux et lui...

Bientôt Boutou m’apparaissait tout joyeux de son nouveau costume. Arraché au monde des primitifs, devenu le fils du vazaha, il franchissait le seuil d’une vie supérieure, et, très fier, il se redressait comme un homme, en s’enveloppant d’une petite pièce rectangulaire de toile, son lamba.

Le lamba, cet élément principal du costume malgache, sert à la fois de langes aux enfans, de drap aux épousés, de linceul aux morts. Le nourrisson passe les premiers mois de sa vie sur le dos de sa mère, dans la poche qu’elle forme en rejoignant les extrémités du lamba par-dessous les bras et autour de la taille.