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fois la remarque. Mais les Baconiens de son temps ont été les plus forts ! Et quand après cela les physiciens ou les chimistes du nôtre sont venus à leur tour, comme ils n’ont pas eu de peine à démontrer, eux non plus, que les combinaisons du carbone et de l’hydrogène ou les lois de la « chute des graves », n’avaient point de rapport immédiat avec le service ou l’agrément de l’homme, c’est alors, plus que jamais, avec plus d’assurance et de confiance, que l’on a répété le mot proverbial du chancelier d’Angleterre : Inquisitio causarum finalium sterilis est, et tanquam virgo Deo consecrata nil parit. C’est ce que l’on exprime, d’une manière plus moderne, en disant que la science ne s’enquiert que du « comment », et jamais du « pourquoi » des choses[1].

Je ne pense pas qu’il y ait de plus funeste erreur. Non seulement la question de savoir « pourquoi » se confond avec celle de savoir « comment » l’opium fait dormir ; et les deux ne sont qu’une ; mais ce que la doctrine évolutive établit, ou ce qu’elle implique, c’est que l’on ne connaît le « comment » des variations ou des transformations animales qu’autant que l’on se préoccupe d’en rechercher le « pourquoi ».

Si nous voulons nous en convaincre, intervertissons tout simplement les spirituelles plaisanteries de nos encyclopédistes, et demandons-nous si les « bas de soie » ne sont pas faits pour vêtir les jambes ? les « bagues » pour orner les doigts ? les « lunettes » pour soulager les yeux ? Et qu’est-ce que cela veut dire : que les « lunettes » sont faites pour les yeux ? Cela veut dire que l’on n’entendrait rien aux détails de la fabrication des lunettes, ni à la raison de leur forme, ni à leurs qualités ou à leurs défauts généralement quelconques, si l’on ne connaissait la destination des lunettes. La véritable idée de la « cause finale » est donc celle de l’appropriation ou de l’adaptation d’un ensemble de moyens à une fin prédéterminée ; ou, si l’on veut, c’est l’idée d’une fin qui ne saurait être atteinte que par de certains moyens, qu’elle détermine ; et n’est-ce pas l’idée même de l’évolution ? J’aime à en croire ici Claude Bernard : « Dans tout germe vivant, a-t-il dit, il y a une idée créatrice qui se développe et qui se manifeste par l’organisation… Ici, comme partout, tout dérive de l’idée qui seule crée et dirige ; les moyens de manifestation sont communs à toute la nature, et restent confondus pêle-mêle, comme les caractères de l’alphabet, dans une boîte où une force va les chercher pour exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers. » C’est également lui qui a dit : « Le physicien et le chimiste, ne pouvant se

  1. Voyez dans la Revue du lu novembre 1863, la Science idéale et la Science positive.