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a reçus de l’auteur suprême de toutes choses... » Il développe alors des considérations techniques, et il termine ainsi : « Par ces sages précautions, tout se conserve dans l’ordre établi ; les changemens et les renouvellemens perpétuels qui s’observent dans cet ordre sont maintenus dans des bornes qu’ils ne sauraient dépasser; les races des corps vivans subsistent toutes, malgré leurs variations ; les progrès acquis dans le perfectionnement de l’organisation ne se perdent point; tout ce qui paraît désordre, renversement, anomalie, rentre sans cesse dans l’ordre général et même y concourt; et partout et toujours la volonté du sublime auteur de la nature et de tout ce qui existe est invariablement exécutée[1]. » Oserai-je dire que quiconque n’admet pas ces conclusions de Lamarck, et n’en voit pas le rapport étroit, logique, nécessaire avec la théorie de la variabilité des formes animales, c’est cette théorie, c’est la « théorie de la descendance », c’est la doctrine elle-même de l’évolution qu’il n’entend pas ou qu’il entend mal? Essentiellement et dans son fond, pour ainsi parler, la doctrine évolutive n’est qu’une téléologie, comme disent les philosophes, et l’organisation n’en est possible qu’au moyen et par l’intermédiaire de l’idée de la finalité[2].

On sait les railleries que Bacon et, à sa suite, nos philosophes du XVIIIe siècle ont cru pouvoir faire de la recherche des causes finales. N’ont-ils donc pas vu qu’il y avait deux manières au moins de concevoir la cause finale? et, à ce propos, les accuserons-nous d’étourderie ou de déloyauté? Ce qu’ils ont feint de croire, en tout cas, c’est que la recherche de la cause finale se rapportait uniquement au plaisir ou à l’utilité de l’homme; et, partis de ce principe, ils n’ont pas eu de peine à établir fortement que ni « les nez ne sont faits pour porter des lunettes », ni « les doigts pour être ornés de bagues », ni « les jambes pour porter des bas de soie ». Ils eussent moins aisément établi que les yeux ne sont pas faits pour voir : Voltaire, qui avait du bon sens, en a fait plusieurs

  1. Lamarck. Philosophie zoologique, t. I, p. 113-11 4, édit. Ch. Martins.
  2. M. Huxley, dès l’origine, ou presque dès l’origine, en 1864, dans sa revue des Critiques adressées au livre de Darwin, avait bien essayé de défendre l’auteur contre ce « reproche » ; car c’était un reproche qu’on lui faisait, surtout en Allemagne. Mais depuis lors, M. de Hartmann, dans sa Philosophie de l’Inconscient, dont on a bien moins attaqué l’esprit pessimiste, à vrai dire, que la tendance « idéaliste », et dans un opuscule écrit tout exprès, — sur le Darwinisme, ce qu’il y a de vrai et de faux dans cette théorie; Paris, 1880, Germer Baillière, — a repris la question. M. Oscar Schmidt, professeur à l’Université de Strasbourg, ne lui a rien répondu qui vaille, dans sa réplique intitulée : les Sciences naturelles et la Philosophie de l’Inconscient; il a seulement prouvé que si les philosophes ne sont pas toujours au courant du dernier état de la science, les savans auraient parfois aussi besoin, avant de parler métaphysique, d’une initiation qui leur manque.