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ou la souris, l’un plus gros, armé de dents plus fortes, l’autre plus petite et plus faible ? C’est la souris. Précisément à cause de sa faiblesse, ou, pour parler plus exactement, de sa petite taille, qui lui permettait de trouver asile dans des trous étroits où son ennemi ne pouvait venir la détruire[1]. » Mais un autre exemple, plus humain, donne bien plus à songer : c’est celui des Chinois de New-York ou de San-Francisco ; « plus dangereux pour le socialisme, — et pour l’ouvrier américain, je pense, — que les plus féroces capitalistes, travaillant, comme ils font, pour rien et d’un travail toujours égal, jamais rebuté, jamais lassé, des quinze et des seize heures d’affilée. Avec eux la main-d’œuvre s’avilit, et sans cesse il faut les protéger contre la fureur de leurs concurrens de race blanche qu’ils ruineraient en quelques années, si on les laissait libres[2]. » Il y aura toujours de ces Chinois parmi nous, qui seront forts contre nous de leur infériorité même, et par qui le « progrès matériel » deviendra tôt ou tard le pire ennemi du progrès intellectuel et moral. Les moins préoccupés, les moins soucieux des seules choses qui fassent, après tout, la dignité de l’être humain, tous ceux qui ne seront avides uniquement que de jouir, les moins « bien doués » en un mot, deviendront les « plus aptes » ; et de même qu’ils ont déjà triomphé de la métaphysique, ils finiront par triompher de ce que les applications de la physique ou de la physiologie n’auront pas d’immédiat, d’industriel et de mercantile.

Écoutez-les plutôt célébrer la science ! Le télégraphe, le téléphone, les matières colorantes, les « wagons réfrigérateurs », les ignobles usines à dépecer les moutons ou les porcs par centaines de mille, voilà surtout ce qu’ils admirent ! Ont-ils jamais entendu parler d’Ampère ou de Cauchy ? Mais ils connaissent tous « l’inventeur » Edison. Et ils ne s’aperçoivent pas qu’à traiter ainsi la science, ils la rabaissent premièrement au niveau de la pire vulgarité. Leur enthousiasme se tire de la satisfaction que la science procure à nos plus grossiers appétits ! Bien moins encore se doutent-ils qu’ils travaillent de leurs mains comme à tarir la source de ses « progrès » futurs, si l’on ne saurait les dériver que des hauteurs de la métaphysique ou de la spéculation abstraite[3]. Les Chinois en sont un exemple, dont la civilisation

  1. Mathias Duval, le Darwinisme, p. 521 ; Paris, 1886, Lecrosnier et Babé.
  2. Paul Bourget, Outre-Mer.
  3. On lit dans Plutarque : Vie de Marcellus : « Archimedes a eu le cœur si hault et l’entendement si profond, qu’il ne daigna jamais laisser par escript aucun œuvre de la manière de dresser toutes ces machines de guerre pour lesquelles il acquit lors gloire et renommée non de science humaine, mais plus tost de divine sapience. Ains reputant toute cette science d’inventer et composer machines, et généralement tout art qui apporte quelque utilité à la mettre en usage, vile, basse et mercenaire, il employa son esprit et son estude a escrire seulement choses dont la beauté et subtilité ne fut aucunement meslée avec nécessité. »