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Mais voilà ce que l’on oublie quand on s’emplit la bouche de ce grand mot de « progrès ». Car, en quoi consiste-t-il, je vous le demande, ô… savans que vous êtes, ce « progrès » que vous nous vantez, si jamais les revendications ouvrières n’ont rien eu de plus âpre et n’ont paru plus justifiées ? si la « misère physiologique » et la « détresse morale » semblent augmenter tous les jours ? et dans l’Europe entière, depuis cinquante ou soixante ans, si le nombre des suicides a plus que triplé ? On ne se suicide guère au Congo ; et ce ne sont pas, sans doute, les religions qui conseillent à leurs fidèles de se débarrasser de la vie par une mort volontaire ! Hélas ! une seule chose est certaine, qui est que nous marchons ou, comme on dit familièrement, que nous en faisons le geste ; mais une chose est douteuse, problématique, et inquiétante, qui est de savoir si nous avançons ; — et ceci, c’est encore la théorie de l’évolution qui nous en avertit.

Si le mot d’évolution, comme on affecte encore trop souvent de le croire, était synonyme de progrès — ou, en d’autres termes, si c’étaient toujours et constamment les mieux doués, les plus voisins de la perfection idéale de leur type, qui sortissent victorieux de la lutte pour l’existence, — on ne s’expliquerait pas la survivance obstinée des types inférieurs ; et leur défaite aurait dû se terminer par leur anéantissement. Ils continuent de vivre, pourtant, et comme leur fécondité ne semble pas avoir diminué, — les recherches de la science sembleraient même indiquer plutôt le contraire, — nous n’entrevoyons pas de « progrès » qui puissent triompher de leur persistance. Parmi les hommes comme dans la nature, il y aura toujours des types inférieurs, et, pour dire encore quelque chose de plus, dans l’avenir comme dans le passé, c’est leur infériorité même qui leur sera une garantie d’éternité. C’est que « le mieux doué » n’est pas toujours « le plus apte » ; cela dépend des conditions de la lutte ; et il se peut, il se voit tous les jours qu’un manque, un défaut ou une malformation même se tournent en autant d’avantages.

Les évolutionnistes en citent volontiers un exemple devenu classique : « N’avons-nous pas vu, disent-ils, ce qui est arrivé lorsque le rat gris a été introduit en Europe, et s’est trouvé en lutte avec le rat indigène et la souris ? De ces deux espèces une seule a survécu devant l’invasion du rat gris. Est-ce le rat noir