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récent, sur l’Origine du Mariage dans l’Espèce humaine[1] : « L’histoire du mariage… est l’histoire d’une relation dans laquelle les femmes ont graduellement triomphé des passions, des préjugés et des intérêts égoïstes des hommes. » Voilà l’image d’un vrai progrès ! C’en est un autre, et du même ordre, je veux dire un progrès moral, que d’avoir, dans nos temps modernes, et quoi qu’en dise une certaine école, favorisé le fractionnement de la propriété foncière. « Une famille, — a écrit quelque part Michelet, — une famille qui, de mercenaire devient propriétaire, se respecte, s’élève dans son estime, et la voilà changée ; elle récolte de sa terre une moisson de vertus ! La sobriété du père, l’économie de la mère, le travail courageux du fils, la chasteté de la fille, tous ces fruits de la liberté, sont-ce des biens matériels, je vous prie, sont-ce des trésors qu’on puisse payer trop cher[2] ? » Je suis de l’avis de Michelet ! Et, sous un nom barbare, c’est un progrès encore que d’essayer, comme nous le faisons aujourd’hui, de substituer l’altruisme au principe d’individualisme dont on a fait trop longtemps, — et trop inhumainement, — le ressort même de l’activité, la loi de l’économie politique, et la condition du bonheur. Oui ! voilà de vrais progrès ! et combien en ce sens ne nous en reste-t-il pas à réaliser ou à poursuivre encore ! Mais, qu’après cela le pouvoir brisant de la dynamite soit très supérieur à celui de la poudre de mine, ou que le canon, qui se chargeait autrefois par la gueule, se charge aujourd’hui par la culasse, y voyez-vous, en vérité, de quoi tant nous enorgueillir ? Êtes-vous bien sûrs qu’on doive tant admirer la chimie d’avoir, en multipliant les alcools, multiplié les causes de dégénérescence, de déchéance, d’extinction des races ? Et pour avoir augmenté « la durée moyenne de la vie », nous flattons-nous par hasard de ne jamais mourir ? C’est ce que je ne souhaiterais à personne ! et aussi bien, si l’on était franc, c’est ce que personne ne voudrait. Schopenhauer a dit de la pensée de la mort qu’elle était « le Musagète de la philosophie ; » et, sous une forme un peu prétentieuse, on ne saurait mieux dire. Nous ne penserions seulement pas, si nous ne mourions pas, et si nous ne savions pas que nous devons mourir !

  1. Édouard Westermarck, l’Origine du mariage dans l’espèce humaine, trad. de M. H. de Varigny ; Paris, 1895, Guillaumin, p. 518.
    Ce que ce livre a de particulièrement intéressant, c’est d’être en complet désaccord avec ce que les Darwin, les Spencer, les Bachofen, les Morgan, les Tylor, et tant d’autres, ont enseigné sur la matière, et qui a passé longtemps pour la vérité « scientifique. » On y apprend, entre autre choses instructives : « que le mariage, généralement parlant, est devenu plus durable, à mesure que la race humaine progressait. »
  2. Michelet, le Peuple. « Dans cette terre sale, dit-il encore magnifiquement, le paysan voit reluire l’or de la liberté. »